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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


Or, le retard, comme on a vu, incombait à Dupuy lui-même[1].

Monis dégagea un argument nouveau : que le Sénat, corps politique, n’avait pas le droit de s’ériger en juge des juges. « Vous proposez, non pas de créer un tribunal pour juger les juges, mais d’être vous-mêmes ce tribunal… Vous n’offrez pas la garantie d’un tribunal. » Il n’eût pas été girondin s’il n’eût déclamé un peu : « Ce serait tomber trop bas que de consacrer par nos votes une loi qui nous mettrait au ban des peuples civilisés. »

On entendit à peine Lebret. Il parla sous lui, d’une voix sourde, au milieu du bruit, rejeta tout sur Mazeau qui, « spontanément », avait donné l’avis de changer les juges.

À plusieurs reprises, Le Provost de Launay, un radical obscur du nom de Legludic, d’autres encore, avaient crié aux orateurs que le Sénat, s’il rejetait la loi, se rendrait impopulaire. Morellet releva le défi : « Et quand nous devrions braver l’impopularité, faudrait-il hésiter à suivre les inspirations de notre conscience et de notre raison ? » Il rappela qu’il avait fallu, naguère, au temps de Boulanger, « affronter une autre impopularité passagère » ; le Sénat ne recula pas devant le devoir ; c’est sa fermeté d’alors qui lui a valu « l’estime des amis de la liberté ».

En fait, tout le secret du vote à rendre était là. Bien que plus loin des aveugles courants populaires que les députés, les sénateurs s’en inquiétaient, les vingt-cinq ou trente de qui dépendait la majorité. Ils eussent volontiers fait bon marché de Dupuy, qui n’inspirait plus confiance à personne, mais ils redoutaient l’accu-

  1. Voir t. IV, 507.