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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


qu’elle le soit, que Mercier seul échappe. La seule chance qui reste à Dreyfus exigerait la complicité tacite de ses deux défenseurs avec Jouaust, et Jouaust ne se sent compris que de Demange.

Aussi, plus les débats avançaient, plus il s’irritait contre Labori, après lui avoir montré beaucoup de bienveillance, et il le lui marquait durement, pensant peut-être l’avertir et l’en piquant davantage. Au bout de huit jours, presque à chaque audience, ils se heurtaient : Jouaust offensait l’avocat par ses deux attitudes, rogue jusqu’à la brutalité avec les partisans de Dreyfus, prévenant envers les témoins militaires à charge qui pouvaient dire tout ce qu’ils voulaient ; Labori provoquait le vieux colonel par ses gestes, son ton, une manière de frémissement continu, « même pour demander la date d’une pièce[1] », et tantôt une courtoisie d’apparat qui blessait plus qu’une franche grossièreté, tantôt d’orageuses agressions où il semblait se donner en spectacle à lui-même. Ils échangeaient alors d’âpres répliques, Jouaust refusant de poser les questions de l’avocat, le rappelant à la modération avec emportement, lui enjoignant, comme à un caporal, de ne pas couvrir sa voix ou de s’asseoir ; et Labori ripostant de toute la force de « ses poumons héroïques[2] », protestant violemment de son respect, lançant des torrents de grands mots, ou boudant comme un enfant[3].

  1. Barrès, I, 78 : « Perpétuellement lance en avant et frémissant de colère… etc. »
  2. Anatole France, Figaro du 24 août 1899.
  3. Rennes, II, 380, 382 ; III, 346, 490 : « Je vous prie de vous exprimer avec modération. — Je n’ai pas dit un mot qui ne fût modéré. — Mais le ton ne l’est pas. — Je ne suis pas maître de mon ton. — Vous devez en être le maître ; tout homme est maître de sa personne. — Je suis le maître de ma personne ; je ne le suis pas de mon ton. — Je vais vous retirer la parole. — Retirez-la moi. — Asseyez-vous. — Je m’assieds, mais pas par ordre. »