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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


vivre pour elle et ses enfants : « Si je suis ici, c’est à elle que je le dois, mon colonel ! » et il éclata en sanglots.

Mais, encore une fois, parlant avec toute son âme, il parla sans art. Un comédien, qui se trouvait parmi les spectateurs et des plus ardents pour Dreyfus, observa : « Si j’avais eu à dire ça, j’aurais fait pleurer toute la salle ! »

Aussi bien, il se préoccupait de moins en moins de parler aux imaginations, d’« avoir du succès », seulement de ne pas défaillir, d’entendre, de comprendre quelque chose à son « affaire ». Il y avait des jours où il ne percevait, au bout d’un quart d’heure, qu’un bruit de paroles, une espèce de vent, et, repris de ses fièvres, grelottait, malgré ses gilets superposés, dans l’étouffante atmosphère, claquait des dents. Il vivait de quelques litres de lait, avait encore maigri, paraissait « un squelette[1] ». Mathieu tremblait de voir s’évanouir ce souffle de vie : « Pourvu qu’il aille jusqu’au bout ! On le crucifie tous les jours[2] ! » Même les plus solides, les plus sceptiques, rien qu’à suivre depuis des semaines les interminables audiences, n’en pouvaient plus d’énervement et de fatigue. Cependant, ils avaient des heures de délassement, d’oubli, des flâneries à la promenade du Thabor, à la campagne, aux ruines de Combourg. Lui ne quittait les haines du prétoire que pour la solitude de sa cellule[3].

  1. Claretie, dans le Temps du 30 août 1899. — La presse féroce n’en continua pas moins à l’insulter : « Il marche d’un pas de caporal allemand… Son corps se secoue dans son uniforme, comme s’il s’y disloquait de rage et de souffrance… On sent, chez ce misérable, une hideuse comédie… Sous ce binocle, où son œil vous guette, il a toujours vendu la France. » (Talmeyr, dans le Gaulois du 26.)
  2. Lettre du 20.
  3. Un dessin d’Hermann-Paul le montre s’abattant sur son lit ; le geôlier, compatissant, lui dit : « Vous trouvez que c’est long, mais on n’a pas encore eu le temps de trouver des