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RENNES


ment, il ne comprenait pas, l’un de ces hommes qui sont à eux-mêmes leur caricature, le type du microcéphale, un front fuyant à plus de trente degrés, des yeux de fouine, un nez pareil à un bec, le menton aussi fuyant que le front, et, avec son corps massif et haut sur pattes, l’air de ces grands échassiers tristes et grotesques qu’on appelle des marabouts. S’il n’était peut-être pas naturellement mauvais ou malhonnête, la sottise lui en tenait lieu. Ce fut, pendant plus d’une heure et demie, quelque chose de « sinistrement comique ». Comme les mots ne lui venaient pas, il y suppléait par des gestes de ses longs bras qui décrivaient des courbes ou battaient l’air par saccades, tels des nageoires mécaniques, tandis que ses doigts, qu’il tenait d’ordinaire écartés, paraissaient exécuter « sur quelque clavier invisible » des gammes et des trilles ; ou encore il rapprochait le pouce de l’index comme pour écraser une mouche ; puis, quand il attrapait une phrase, il sursautait, la répétait jusqu’à trois et quatre fois, et gloussait, poussait d’une petite voix aiguë des petits cris, souriait autour de lui, « comme un substitut concluant dans une cause grasse », après quoi il se frappait les cuisses, ou tombait dans de longs silences où sa pensée, si l’on peut dire, s’abîmait[1]. — On a rarement parlé un pareil jargon ; la sténographie chercha en vain à rendre ces assemblages de mots supportables de grammaire. Et pas un argument, pas même un effort vers un argument, pas même des affirmations sans preuves qui auraient eu, au moins, le mérite d’être tangibles ; mais on ne sait quoi d’informe, de gélatineux, des ébauches de raisonnements, des embryons d’hypothèses, le désar-

  1. Chevrillon, loc. cit. Séverine, 452 ; Varennes, Aurore du 8 septembre 1899 ; et l’admirable dessin de Renouard.