Page:Joseph Reinach - Histoire de l’Affaire Dreyfus, Eugène Fasquelle, 1905, Tome 5.djvu/533

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
523
RENNES


imbécile ou la plus misérable qui déterminera celui des officiers dont peut dépendre le verdict, il discute chacune avec la même vigueur, par des arguments techniques et par des arguments de bon sens ; ne parlant à aucun moment pour la salle, il s’adresse au conseil de façon que chaque juge peut croire qu’il ne parle que pour lui ; ayant éprouvé le respect de ces juges-soldats pour les chefs qui ont déposé devant eux, il ne paraît jamais suspecter la bonne foi d’aucun de ces « honorables témoins », de ces « loyaux officiers », « mais qui ont l’esprit tourné vers la culpabilité[1] ». Nul souci (il en prévient dès son premier mot) « de l’ordonnance classique du discours », ou des effets oratoires, ou même du style : il parle d’abondance, simplement, presque toujours sur le ton de la causerie, celui qui est le moins propre, sans doute, à faire partir les applaudissements, mais, aussi, celui qui excite le moins de défiance, qui offre, par suite, le plus de chances de convaincre. Et, en effet, il n’est pas là pour accroître sa réputation d’éloquence, se tailler de la gloire dans une illustre infortune ; à la hauteur morale où les événements ont élevé cet excellent homme, — cette longue tragédie qu’il a vécue dès la première heure, les ruines accumulées de tant d’illusions et d’amitiés, ses douleurs de vieux patriote, « fils de soldat », la crise où « il s’est demandé, un jour, avec épouvante, si la justice divine abandonnait la justice humaine » ; d’autres épreuves, plus vulgaires, mais non moins dures, supportées dans un noble silence ; sa foi religieuse restée intacte et sa tendresse, quasi-paternelle, pour le pauvre être « qui est un martyr » et qu’il appelle « mon enfant », — à une telle hauteur, il n’y a plus place pour les préoccupations

  1. Rennes, III, 607, 830, etc.