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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


personnelles, et tous les « attachements du monde », au sens cornélien du mot, sont rompus. Demange ne songe qu’à Dreyfus, ne voit que Dreyfus.

De là, de cette exclusive préoccupation, toute la force et toute la beauté du plaidoyer de Demange, la grande pitié qui plana par instants sur la salle ; mais, de là, aussi, les fausses habiletés qui déparent ce noble discours et l’affaiblissent. Ainsi, il fait de Dreyfus une peinture si tragique et si touchante que plusieurs juges ne furent pas maîtres de leur émotion et que son invincible client lui-même éclata en sanglots : « Il était tout seul (dans sa cellule au Cherche-Midi). On rôdait autour de lui. On n’entendait qu’un cri : « Je suis innocent !… » Le journal qu’il a écrit à l’île du Diable, personne ne devait le connaître ; seul dans son tombeau, il ne parle qu’à lui-même : est-ce que ce cri de son cœur, ces pages couvertes de ses larmes devaient jamais voir le jour ?… Voilà l’âme du soldat, vous l’entendez, du soldat exilé, du soldat devenu forçat, du soldat seul à seul avec lui-même : une seule pensée, le culte de la patrie ! » Mais ce portrait de l’innocent appelle une contre-partie, car il faut bien que le crime ait été commis par quelqu’un, et l’avocat ne touche aux coupables que d’une main hésitante ou complaisante ; Esterhazy est « plutôt un escroc qu’un traître », et Henry n’est pas plus son complice que ne l’est Maurice Weil, tous deux rien que « des informateurs inconscients d’un homme qui a pu leur arracher des secrets » : « La complicité d’Henry avec Esterhazy, je n’y crois pas, je n’admettrai jamais que cet homme, qui était loyal et honnête (Henry), mît la main dans la main d’un autre homme qui aurait été un traître[1]. »

  1. Rennes, III, 699, Demange. — Voir t. III, 474.