Page:Joseph Reinach - Histoire de l’Affaire Dreyfus, Eugène Fasquelle, 1905, Tome 5.djvu/550

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
540
HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


Loubet et à Galliffet : À défaut de la justice, la bonté, gracier Dreyfus.

Il sut seulement plus tard quelle avait été la première pensée, la première parole de Scheurer, à la nouvelle que Dreyfus était recondamné : « Loubet le graciera. »

Mornard répondit qu’ayant vu Dreyfus tous les jours dans sa prison, depuis un mois, il était convaincu que le maintenir en état de détention, c’était le condamner à mort à bref délai, et que, si on voulait lui permettre de vivre jusqu’au jour où serait proclamée définitivement la vérité, la grâce s’imposait. « La grâce est possible », lui dit simplement Waldeck-Rousseau ; et l’entretien prit fin sur ces mots[1].

Il y avait des signes assez certains que la mesure ne rencontrerait pas beaucoup de résistance chez les adversaires de Dreyfus. Depuis qu’il était rentré parmi les hommes, l’humanité (sauf chez quelques enragés ou quelques cyniques), la nature reprenait ses droits. On avait eu beau dire, comme Barrès, que le séjour du juif à l’île du Diable avait été une « villégiature[2] », Auffray et Mercier eux-mêmes avaient compris, comme on a vu, que les juges auraient acquitté s’ils n’avaient eu le choix qu’entre un verdict de vérité et l’île du Diable. Les cinq qui avaient condamné ne s’étaient résignés à être injustes qu’à la condition de diminuer l’iniquité par l’abaissement de la peine. Ils volaient l’honneur, mais laissaient la vie. Que des soldats eussent consenti un pareil trafic de justice, rien ne prouvait plus la décadence des sentiments qui faisaient autrefois la noblesse et la beauté de l’esprit militaire. Leur cons-

  1. Récits de Waldeck-Rousseau et de Mornard.
  2. Voir p. 283.