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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


avoir soulevé tout un peuple pour la Justice, il est immoral de l’inviter à retourner chez lui avec la grâce d’un individu ; Dreyfus remis en liberté, rentré au refuge familial, retrouvant sa femme et ses enfants, les âmes sensibles seront satisfaites ; nous perdons toutes nos troupes ou peu s’en faut ; impossible de continuer plus longtemps la bataille ; c’est la fin de l’Affaire, et quelle fin[1] !

Jaurès parla dans le même sens, mais, selon son tempérament, avec plus d’émotion et moins d’âpreté. Au contraire, Bernard Lazare, qui arrivait de Rennes, et Victor Simond m’appuyèrent[2] ; ils dirent que les militaires s’attendaient à la grâce ; que Carrière, le jugement rendu, avait donné à l’entendre. Sur quoi Clemenceau : « Vous voilà d’accord avec l’État-Major ! »

Ce qu’il y avait d’exact, à mon sens, dans les objections de Clemenceau, c’était que la grâce, en effet, finirait la partie héroïque de l’Affaire et que Dreyfus en prison, puisque les soldats eux-mêmes avaient refusé de le renvoyer à l’île du Diable, toucherait davantage les cœurs que Dreyfus libre et renaissant à la vie parmi les siens. Je convins donc qu’enlever aux polémiques le magnifique argument de la pitié, c’était les affaiblir, parce qu’il faut prendre les hommes comme ils sont ; cependant la tâche, bien que diminuée, n’en restera pas moins très belle, plus haute même et plus grande, car alors passeront à l’épreuve de la pierre de touche l’or pur des amis irréductibles de la justice et le métal plus vulgaire de ceux qui souffraient surtout de la souffrance d’un malheureux. Et quand même nous serons moins

  1. Je notais, chaque soir, les incidents de la journée. Le récit qu’on va lire est rédigé presque entièrement d’après ces notes.
  2. Les principaux rédacteurs du Figaro (Rodays, Cornély, Calmette) se prononcèrent de même pour la grâce. Ce fut également l’opinion d’Hébrard. (Temps du 13 septembre 1899.)