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LA GRÂCE


J’ai écrit plusieurs milliers d’articles ; je n’en ai écrit aucun avec une telle certitude d’être dans le vrai.

La grâce immédiate, cet acte, sans précédent, d’un ministre de la Guerre déchirant un jugement militaire à peine rendu, avant que l’encre en soit sèche, c’est la République elle-même qui déclare Dreyfus innocent et qui libère la France de toute complicité avec l’injustice.

Du coup, les dénigreurs étrangers auront bouche close : quel autre gouvernement, quel autre peuple aura remonté ainsi, d’une telle chute, à une telle hauteur ?

Il y avait de la « poésie » dans cette conception, mais c’est ce qui en faisait la force.

L’article parut le lendemain matin, non sans quelque résistance d’Yves Guyot ; il étonna d’abord, puis émut.

Entre temps (l’après-midi du 10), je me rendis aux bureaux du Radical où je fis part à Clemenceau et à Jaurès de mes réflexions : qu’il ne servirait de rien de déférer le jugement de Rennes à la Cour de cassation et qu’il fallait demander à Waldeck-Rousseau la grâce immédiate de Dreyfus. Clemenceau se récria vivement. Après

    cinq hommes qui ont, au nom du peuple français, condamné un innocent. C’est le gouvernement de la République, c’est lui seul qui peut rompre, briser en morceaux, détruire cette solidarité. C’est son devoir strict, absolu, envers la France, envers tout son passé historique, envers la France de demain comme envers la France d’hier… Le devoir, l’impératif catégorique est là… Ce verdict, le gouvernement de la République n’a pas le droit de l’accepter, sous le prétexte qu’il y a été étranger, sans s’en rendre complice ; ce verdict, il a le devoir absolu de le déchirer ; cette solidarité, il faut qu’elle soit répudiée… Soit que le ministre de la Justice défère à la Cour de cassation un jugement rendu en violation des prescriptions formelles de la loi, soit que le ministre de la Guerre propose au Président de la République la grâce immédiate de l’innocent… » etc. — Je précisais, en terminant, que la grâce serait acceptée seulement « comme une mesure de transition, la préface de la réhabilitation ».

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