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CHAMBRES RÉUNIES


conduisit à Madagascar, et oublia le prisonnier de l’île du Diable.

Cette année (1895) n’en fut pas moins importante pour l’évolution de son esprit. Ce rude soldat lorrain, mais d’intelligence fine et de conscience délicate, fut amené à juger sévèrement quelques-uns de ses chefs ; les uns, dès qu’on les sortait de leur métier, déraisonnaient ; d’autres, dans cette terre lointaine, parmi des populations sans résistance, commettaient des actes peu honorables. Ces remarques lui firent perdre la superstition de l’autorité militaire ; ses lectures de la même époque ruinèrent par la base ses croyances religieuses ; il s’affranchit, mûrit pour comprendre.

Causant avec un officier d’ordonnance du Résident général Laroche, il n’en dit pas moins que Dreyfus avait livré les plans des forteresses des Alpes, que sa trahison était certaine[1]. Mais, le mot lâché, il en éprouva une gêne.

Le mémoire de Bernard Lazare, sans doute intercepté, ne lui parvint pas. Vers janvier 1898, il apprit les débuts de la campagne pour la Revision. Un ami lui écrivit pour demander son avis. Il ne répondit pas, mais lut avec plus d’attention les journaux, fut troublé par Esterhazy, puis se rassura, « parce que les six officiers, avec qui il avait siégé, n’étaient point intervenus, donc gardaient leur opinion », et « parce que les choses de France sont plus sonores que solides ». En mars, écrivant à un camarade[2] — qui livra plus tard la lettre à Mercier, — il exprima une conviction conditionnelle : « Pour moi, juge de Dreyfus, je n’ai pas un doute sur sa culpabilité, si les témoignages produits l’ont été par

  1. Cass., I, 472, Laroche.
  2. Frédéric Garcin.