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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


l’homme qu’il a été. Car il n’est plus le même homme et le mot de Michelet me revient, le mot admirable, si douloureux : « Telle est la vraie nature : elle ondule et monte et descend[1]. »

En fait, il ne voulait pas alors rentrer dans l’armée, y redoutait des froissements, des humiliations, des haines silencieuses, d’autant plus violentes ou perfides.

Il aurait pu le dire, non sans fierté, à cause de son attitude pendant l’Affaire, de la vaillance et du souci de la justice qui lui ont valu ces haines, et non sans motif, par l’exemple d’Hartmann, de Freystætter et de Ducros. Il rappelle que, depuis dix-huit mois, « désireux de garder sa liberté d’action », il a employé tous les moyens en son pouvoir pour retarder l’examen de son pourvoi. Et c’est exact ; il n’eût dépendu que de lui, nous l’avons raconté[2], de reprendre son uniforme à la veille du procès de Rennes ; il a besoin encore de sa liberté d’action, et cela aussi, il pourrait le dire et rester vrai.

Par malheur, ce soldat qui s’est élevé si haut par la vérité en a perdu peu à peu la claire et sereine notion, et il ne voit plus les hommes et les choses qu’à travers ses désillusions et ses rancunes. Il devrait être reconnaissant à la vie de la gloire si pure qu’elle lui a donnée ; il lui en veut de ne pas lui avoir donné la victoire sur ceux qui l’ont persécuté, ses chefs et ses camarades d’hier. Le grand charme qui lui venait de sa modestie n’a pas résisté aux coteries où on l’adule et à la solitude où il revit incessamment sa dramatique aventure. Un seul homme a de l’action sur lui, et c’est de tous les

  1. Révolution française, t. V, 17 (de la préface).
  2. Voir t. V, 395.