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LE BORDEREAU ANNOTÉ


sans cesse, s’indignant du prétendu complot pour lui fermer la bouche, et protestant que, si on l’avait laissé faire et parler, il aurait emporté l’acquittement[1]. — Il avait écrit à Waldeck-Rousseau dès le 20 août, près de trois semaines avant la clôture des débats, que « tout était perdu » si le gouvernement allemand ne donnait pas les pièces du bordereau[2], mais il avait une merveilleuse faculté d’oubli pour tout ce qui le gênait. — La grâce porta son irritation au comble. Comme il était absent de Paris le jour où elle fut décidée, Mathieu ne l’avait pas consulté ; ce fut une offense de plus. Il se soulagea en déclamations : Dreyfus « incarnait un principe immatériel » ; du moment que « sa personnalité physique est devenue pour ses amis la préoccupation essentielle », « il ne représente plus rien[3] ». « L’Affaire, disait-il sans cesse, est tombée dans la boue. » Reprochant à Mathieu sa préférence pour Demange, l’ami fidèle et dévoué, modeste et bon, qui avait partagé pendant tant d’années les douleurs des Dreyfus, « avait souffert avec eux et par eux, et sans que jamais un mot de plainte ou de regret sortît de sa bouche[4] », il rendait le vieil avocat responsable de la défaite de Rennes et voyait en lui l’instrument de Waldeck-Rousseau qu’il détestait et dont il avait la faiblesse d’être jaloux. Il en arriva, obsédé qu’il était, à demander à Mathieu de rompre avec Demange : « Ou lui, ou Picquart et moi ; choisissez[5]. » Sa propre

  1. « Qu’on ne dise pas que la défense était impuissante à assurer l’acquittement… La défense libre eût procuré la victoire. » Labori, le Mal politique et les Partis, dans la Grande Revue du 1er novembre 1901.
  2. Voir t. V, 451.
  3. Labori, Ibid.
  4. Souvenirs inédits de Mathieu Dreyfus.
  5. Ibid.
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