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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS

II

J’ai raconté précédemment que je ne m’étais jamais rencontré avec Dreyfus et pour quelles raisons je n’avais pas assisté au procès de Rennes. Je ne fis sa connaissance qu’au mois d’octobre de cette année, à la campagne des Villemarie, près de Carpentras, où il était l’hôte de sa sœur aînée, Mme Valabrègue.

Il m’attendait avec sa femme derrière la grille du jardin. Mme Dreyfus, qui avait quitté ses vêtements de deuil, vint au-devant de moi : « Mon mari », me dit-elle, comme si elle avait eu besoin de le nommer. Nous nous serrâmes la main ; il me dit, sans aucune émotion apparente : « Merci », et ce fut tout, ce seul mot en guise de salut, et j’eus l’orgueil de trouver cela également digne de lui et de moi.

Beaucoup de ses partisans, à qui il ne manifesta point sa gratitude avec plus d’expansion, en furent au contraire froissés et commencèrent dès lors à accréditer qu’il n’était pas sympathique et que son innocence était sa principale vertu. L’esprit de la plupart des hommes est fait ainsi que la plus incomprise des beautés morales, c’est la simplicité des attitudes et des paroles dans les grandes catastrophes de la vie, ou dans les premiers temps qui les suivent, quand la victime qui leur a échappé est devenue un personnage historique. On trouva généralement que Dreyfus continuait à mal jouer son rôle, parce qu’il n’en jouait aucun, restait simplement lui-même ; on prit la pudeur qu’il avait de ses sentiments pour de la sécheresse ; on fit passer pour vide ce cœur plein, mais qui ne débordait pas.