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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS

Gohier, ayant quitté l’Aurore, où il avait lassé jusqu’à l’indulgence de Pressensé, s’acharnait maintenant contre les socialistes ministériels et surtout contre Jaurès. Il descendit jusqu’à l’attaquer dans sa vie familiale, à lui faire grief d’avoir consenti, par égard pour les croyances religieuses de sa femme, à la première communion de sa fille. Jaurès s’expliqua avec beaucoup de noblesse sur le drame intime qui mettait la tolérance de l’homme privé en contradiction avec les doctrines de l’homme public. Gohier, interrogé sur la nouvelle campagne pour la Revision, répondit qu’il ne s’était engagé, la première fois, que « dans l’espoir d’une révolution », qu’il avait reçu « assez de coups » et « qu’il ne marcherait plus[1] ».

Grand soulagement, pour Dreyfus et ses amis, que d’être privés d’un tel auxiliaire. Déjà, la prétention des socialistes d’avoir été l’âme de la lutte pour la justice, leur ardeur soudaine pour la reprendre, après ce long silence dans les années qui suivirent la grâce, empêchait d’utiles concours de se produire. Jaurès apportait une grande force, son talent, sa générosité de cœur, sa brûlante passion de la vérité ; mais il apportait aussi ses faiblesses, ses inquiétudes de démagogue, sa peur de n’être pas toujours le plus « avancé », d’avoir quelqu’un à sa gauche, son incapacité de parler de l’armée avec les mots, surtout avec le sentiment qu’il eût fallu. Indulgent pour Gohier tant que Gohier l’avait été pour lui, il ménageait à présent un autre professeur d’anti-patriotisme, Hervé, qui prêchait la grève générale, en cas de guerre, et le mépris du drapeau. Lui-même, il avait écrit récemment, d’une plume inconsciente, à un socialiste italien que « la Triplice avait été nécessaire comme

  1. Liberté du 10 février 1903.