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LE BORDEREAU ANNOTÉ


contrepoids à notre chauvinisme et aux fantaisies franco-russes[1] ». On commençait à craindre qu’il n’eût pas le sens de la France. Pressensé l’avait gardé ; s’il rêvait des États-Unis d’Europe, il restait patriote et ne craignait pas de le dire[2] ; mais il restait aussi huguenot, bien qu’il se crût affranchi, après avoir failli tourner au catholicisme, et il n’observait pas dans les luttes contre l’Église la réserve qui convient aux représentants des minorités religieuses. On attribuait dès lors à l’esprit de représailles sa passion, qui n’avait pas désarmé, pour la cause de Dreyfus et ce qu’il y avait de meilleur en lui.

Ainsi Dreyfus, si ardemment Français et le plus tolérant des hommes, avait pour principaux défenseurs devant la Chambre un fils de pasteur, qui passait pour sectaire, et un conducteur de foules qui ne suivait pas encore les antipatriotes, mais qui ne les répudiait pas.

Le mouvement n’en continua pas moins son cours, sans rencontrer beaucoup de résistance dans l’opinion ; mais il n’en fut pas de même à la Chambre où, dès que fut connue l’intention de Jaurès, presque tous les républicains s’en montrèrent fort préoccupés. Modérés et radicaux, si profondément divisés sur tout le reste, se trouvèrent d’accord pour s’inquiéter de la reprise de l’agitation revisionniste après tant de manifestations où ils avaient pensé enterrer l’Affaire, s’en débarrasser à jamais. Ribot et ses amis tenaient que lancer la revision à la tribune, la porter à nouveau sur le terrain politique le plus brûlant, où elle ne pourra être discutée qu’avec les passions, « avec tout ce qui fausse et tout ce qui obscurcit le jugement[3] », c’était une mauvaise

  1. Lettre à Andréa Costi, septembre 1902.
  2. Discours du 19 janvier 1903, à la Chambre.
  3. Chambre des députés, séance du 17 avril 1903, discours de Ribot.