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L’AMNISTIE


avait sacrifié à des considérations personnelles la grande affaire politique et d’un intérêt général qu’était devenu son cas particulier. Clemenceau, notamment, eut des paroles dures mêlées à de la déclamation : « Oh ! je n’ignore pas qu’on va poursuivre la réhabilitation de Dreyfus devant la Cour de cassation. Nos juges civils finiront, après je ne sais quelle procédure, par mettre en morceaux la prétendue justice qui, par le mensonge des circonstances atténuantes et par l’abaissement de deux degrés de la peine, s’est infligée à elle-même le plus éclatant démenti. Cela peut être excellent pour Dreyfus, et, après l’expérience qu’il a faite des conseils de guerre, il est excusable de chercher dans la justice civile une sécurité supérieure. Mais, au-dessus de Dreyfus, il y a la France dans l’intérêt de qui nous avons d’abord poursuivi la réparation du crime judiciaire…

Dreyfus s’occupe de Dreyfus ; c’est bien. Nous, nous songeons à notre patrie succombant sous l’implacable iniquité de la secte romaine et sous l’imbécile brutalité du fer impuissant contre l’étranger.[1] »

Le manque de sympathie qui apparaissait sous cette rhétorique était très pénible à Dreyfus et, comme il ne connaissait pas encore Clemenceau, il s’en étonnait ; surtout, il n’arrivait pas à apercevoir quel genre de service il aurait rendu au parti qui avait repris à son occasion la vieille lutte contre le césarisme et contre l’Église, s’il était allé mourir dans une prison, ne laissant à réhabiliter qu’un cadavre.

Il n’était pas sans se rendre compte du bénéfice, sinon moral, du moins théâtral, que lui aurait valu une attitude plus inflexible, s’il avait refusé la liberté offerte, la joie de retrouver les siens ; mais il comptait

  1. Aurore du 24 septembre 1899.