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LE BORDEREAU ANNOTÉ


prêtent. À ces procès civils, les parties ne comparaissent pas en personne, elles sont représentées par les avoués. Les avocats, quand ils plaident pour un client étranger, ne connaissent souvent que l’avoué qui leur a remis le dossier. Or, c’est Frédéric Humbert qui joue ainsi contre lui-même, les Daurignac écrivant sous sa dictée et signant du nom de Crawford, pendant que Thérèse, par d’autres avocats, qui sont les maîtres du barreau, Durier et Dubuit, et par d’autres avoués, multiplie de son côté les instances pour retarder d’année en année la solution définitive. — Ce n’est pas la fortune, en effet, qui est au bout du procès ; la fortune, c’est le procès lui-même, car qui n’avancerait quelques centaines de mille francs à l’héritière de tant de millions, la femme influente dont le mari est député et le beau-père l’un des personnages les plus respectés de la République et qui, lui aussi, n’a pas un doute sur l’existence de la succession ? Les millions sont chez Thérèse, dans un coffre-fort qu’elle se plaît à montrer, en titres dont elle touche, dit-elle, régulièrement les intérêts, mais sans avoir le droit de distraire quoi que ce soit du capital, faute pour elle, en vertu de la convention de séquestre, de perdre aussitôt tout droit à la succession. Elle emprunte donc à jet continu, à Paris et en province, emprunte pour acheter des domaines de plaisance ou de rapport, emprunte pour acheter des valeurs, des bijoux et des objets d’art, emprunte pour payer les intérêts de ses emprunts, emprunte pour subvenir aux frais de ses procès, et atteint ainsi, à coups d’escroqueries, à cette situation de fortune où l’escroquerie ne se présume pas. Ses créanciers, même impayés, deviennent ses complices, les uns parce qu’ils lui ont prêté « à un taux qui leur commande la réserve », les autres parce qu’ils at-