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Page:Joseph Reinach - Histoire de l’Affaire Dreyfus, Eugène Fasquelle, 1908, Tome 6.djvu/27

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L’AMNISTIE


vait, presque à la fois, d’un œil très clair, le pour et le contre qui sont dans les choses ; et très peu ont eu, à un plus haut degré, le sentiment de la responsabilité. Lorsqu’il se trouvait en présence d’une résolution importante à prendre, il en éprouvait une angoisse qui n’était pas seulement morale. Quelle que fût son habitude des grandes affaires, il appréhendait toujours de se tromper et de faire porter à son client, à son parti ou à son pays, les conséquences d’une erreur de jugement qu’il commettrait. Il savait qu’on hasarde toujours quelque chose, avec quelque circonspection qu’on procède, mais il s’ingéniait à hasarder le moins possible. Il refaisait cent fois dans son esprit le tour des problèmes que les circonstances lui posaient. Les affaires du monde sont à l’ordinaire emmêlées à ce point qu’elles ne peuvent pas se résoudre simplement. Il faut chercher à concilier des intérêts et des droits qui sont presque également respectables, des devoirs contradictoires. Cette conciliation est parfois impossible. Le plus scrupuleux doit parfois faire taire ses scrupules. Il a dit, par la suite, qu’il n’éprouva jamais de plus vives inquiétudes de conscience qu’avant de se résigner à arrêter le cours de la justice, dans l’intérêt, qui lui parut supérieur, de la paix publique.

Cependant, il s’y était résolu, et cela dès septembre, durant la semaine qui suivit la condamnation de Dreyfus, pressé par Galliffet et par Loubet, qui ne firent pas formellement de l’amnistie la condition de la grâce, mais qui n’eurent pas plutôt consenti à la grâce qu’ils réclamèrent l’amnistie. Il se persuada alors lui-même qu’il n’y avait pas d’autre moyen, après cette nouvelle faillite de la justice militaire, de mettre un terme à la crise violente où le pays se déchirait, s’épuisait depuis deux ans.

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