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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS

On a prétendu qu’il fit aviser Mathieu Dreyfus, qu’il m’avertit que la grâce serait la préface de l’amnistie. Il n’en fit rien[1], et fit bien. S’il se trompa souvent sur les hommes, il connaissait très bien le cœur humain. La plupart de ceux qui avaient mené la bataille pour Dreyfus étaient encore trop émus, remués à de trop grandes profondeurs, pour voir au delà de l’idée qui les avait si longtemps dominés et absorbés. Il ne vaincrait pas leurs scrupules, qu’« il honorait[2] ». De tous les revisionnistes, j’étais le plus près de sa confiance. Il ne m’aurait pas persuadé qu’il fallait aller, non par la justice à l’apaisement, mais par l’apaisement à la justice. Ou bien, s’il m’avait convaincu, la grâce aurait eu l’apparence d’un marché.

Je n’avais donc appris qu’avec tout le monde, par le rapport de Galliffet à Loubet sur la grâce, que le gouvernement s’engageait pour l’amnistie ; mais personne n’en fut alors surpris, parce que personne ne doutait que Galliffet quitterait la partie plutôt que de consentir au procès de l’ancien État-major et de la haute armée dans la personne de Mercier[3]. Cela seul, dans l’état des choses, rendait l’amnistie inévitable ; le départ de Galliffet aurait provoqué une crise ministérielle ; puis, le successeur, quel qu’il eût été, de Waldeck-Rousseau se serait prononcé pour l’effacement et pour l’oubli. Je ne pus toutefois me résigner à l’amnistie. Je me rendais un compte assez exact des nécessités politiques ; je m’avouais même que, si Dreyfus, au lieu d’être condamné, avait été acquitté à Rennes, je ne me serais point fâché qu’un voile fût jeté sur le passé des officiers

  1. Voir t. V, 363.
  2. Sénat, séance du 2 juin 1900, discours de Waldeck-Rousseau sur l’amnistie.
  3. Voir t. V, 79 et 213.