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LA REVISION


furieuse à son ordinaire, de l’énorme et comique fureur des matamores du théâtre italien, a, cette fois, quelque chose de tragique par la misère où l’homme est tombé et dont il ne se plaindrait, ou ne se targuerait pas, que le son rauque de sa voix l’évoquerait, tout comme le font son linge effiloché, ses vêtements usés, et cette hâve et terreuse figure de bête humaine qui a connu le froid et la faim. Que Mercier ou Boisdeffre lui aient payé quelque temps son silence, il n’en existe aucune preuve ; il faut pourtant expliquer les mutismes subits du bandit après de violentes explosions de menaces[1]. Mais, alors, avant Rennes, il avait encore, dans ses réserves quelques bouts de lettres d’Henry et de Du Paty ; et maintenant, depuis longtemps, il a tout dit, tout livré pour pas grand’chose, le prix d’un article de journal, ou, même, pour rien[2] ; et il n’intéresse même plus de cette curiosité qui atténuait pour lui l’universel mépris. Il habite, sous un faux nom, dans un pauvre hôtel meublé de l’un des faubourgs les plus tristes de Londres, reste couché presque tout le jour, sort vers le soir pour se perdre, vers un but inconnu ou sans but, dans les dédales de l’immense ville, s’en va, une fois par mois, à la poste où il trouve une lettre chargée, et vit de ce qu’elle lui apporte et de quelques traductions ou de quelque article sur des sujets militaires attrapé par hasard[3]. Que peut représenter une telle existence pour l’homme qu’il a été, porteur d’un grand nom, soldat privilégié, ambitieux, ayant eu toutes les soifs, intelligent autant qu’on peut l’être, et qu’attend-il encore de la vie ? Mais il y a eu tant de vie en lui,

  1. Voir t. V, 33 et 276.
  2. Voir p. 77.
  3. Renseignements de la police secrète (française) de Londres.