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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


sieurs fois avec Dreyfus, savait combien l’homme était soldat dans les moelles, se rendit compte de son erreur et la commit quand même. Dreyfus, lui avait-on dit, après tant d’épreuves, paraîtra seulement dans l’armée, s’y fera reconnaître ; il n’a plus d’autre pensée, comme il l’a écrit à l’île du Diable, que d’achever ses jours, redevenus calmes, dans la retraite et d’y oublier ses souffrances entre sa femme et ses enfants. Dreyfus, très fatigué à ce moment, épuisé d’émotions, de son effort continu à les refouler, le disait parfois lui-même. Cette question de grade semblait ainsi de peu d’importance. Enfin, même pour décorer Dreyfus et le nommer chef d’escadron, Étienne s’était heurté à l’extrême prudence de plusieurs de ses collègues. Ceux-ci s’inquiétaient déjà d’en trop faire, alors que les Chambres ne demandaient qu’à ajouter à la victoire. S’ils avaient trouvé de la résistance, il n’y avait point de jour où ils eussent fait plus aisément honte à quiconque aurait marchandé à une telle victime une réparation qui, quelle qu’elle fût, serait toujours inégale à son infortune[1]. Clemenceau, se tenant parole, ne pardonnait pas à Dreyfus d’avoir accepté la grâce[2]. Mais alors même que Dreyfus aurait été décidé à ne point reprendre sa carrière, il fallait lui payer, comme on allait faire pour Picquart, toute la dette dont il était possible de s’acquitter envers lui. Dreyfus, redevenu capitaine par l’arrêt de la Cour, rentré dans son uniforme, dans tout le devoir et dans tout le préjugé militaires, dès qu’il connaîtra le texte de la loi, n’y verra que la date d’ancienneté. Ce petit chiffre à la place

  1. « Le gouvernement est impuissant à réparer l’immense préjudice tant matériel que moral… » (Exposé des motifs du projet.)
  2. Aurore du 26 décembre 1903. — Voir p. 164.