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L’INSTRUCTION


Russe. Dreyfus hésite ; puis, pressé de questions, raconte son roman. Il avait fait, il y a dix ans, la connaissance de cette jeune femme. Un jour, le père de Mme Dida vint le voir ; il lui dit que la correspondance de sa fille avait été surprise et qu’il le suppliait de rompre avec elle. Ce vieillard parut si malheureux que l’officier lui promit sur l’honneur « de ne jamais revoir sa fille ». Il avait tenu sa promesse, n’avait plus revu son amie. Quand elle fut tuée par Wladimiroff, le père le pria de témoigner, devant le juge d’instruction, qu’il n’avait pas été son amant. Il en témoigna ; le magistrat le loua de la noblesse de son procédé[1].

D’Ormescheville n’eut garde d’interroger ce magistrat.

Dreyfus ne se justifia pas moins aisément des questions indiscrètes qu’il aurait posées à des camarades.

S’il leur parle de femmes, il révèle sa profonde corruption ; c’est la thèse de Du Paty, que l’époux adultère est un traître « en puissance » ! S’il les entretient de sujets militaires, il documente sa trahison[2]. S’il se tait, s’il se promène seul, le soir, il est encore suspect[3]. Et, de même, s’il arrive en retard à son bureau[4], s’il s’y attarde pour quelque travail[5]. Mais quelqu’un l’a-t-il

  1. Interrogatoire du 24 novembre 1894.
  2. Rapport de d’Ormescheville : « Cette attitude est louche… »
  3. Cass., II, 52, Cuny.
  4. Cass., II, 71, Dervieu.
  5. Interrogatoire du 15 novembre : « Le commandant Du Paty de Clam vous a trouvé seul dans son bureau, un soir du mois de septembre dernier, et vous lui avez dit spontanément que vous y cherchiez quelque chose ; qu’y cherchiez-vous ? — Autant que je me rappelle, c’était pour chercher le capitaine Corvisart auquel je voulais rendre compte des travaux dont il m’avait chargé de faire faire l’autographie. Quand le commandant Du Paty m’a trouvé seul dans son bureau, il pouvait être 5 heures 1/2 ou 6 heures du soir. Ma mémoire ne me permet pas de dire si j’ai répondu spontanément que je cherchais quelque chose ou quelqu’un. »