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LE PROCÈS


raison des juges. L’émotion intellectuelle est la seule qu’il veuille provoquer chez eux, non l’émotion physique. Il croit ces soldats construits sur son modèle ; quand il voit souffrir un malheureux, il n’a pas besoin que ce malheureux lui hurle sa souffrance. Quand il discute un argument, il n’y met pas de sensibilité. Il répond à l’argument par l’argument, à toute question qui lui est posée par la réponse topique qu’elle comporte, terriblement objectif, comme oubliant qu’il est lui-même en cause.

Pourtant, quand Maurel rappela l’objet de l’inculpation, prononça ces mots, d’ailleurs inexacts en droit, de « crime de haute trahison », il éclata dans une protestation véhémente. À ce moment, son cœur, trop gros, se dégorgea. Il évoqua sa vie sans tache, sa naissance alsacienne, la riche fabrique abandonnée pour la caserne, tant d’examens laborieux pour entrer aux plus hautes écoles, tant d’efforts, tant de succès déjà, l’ardeur de son patriotisme, sa vie heureuse, facile, à l’abri de toute préoccupation matérielle, la belle carrière ouverte devant lui. Briser tout cela, trahir, choir au plus vil des trafics, et pourquoi ? Pour un peu d’or, dont il n’avait nul besoin ? ou pour le plaisir de la honte ?

La voix qui se faussait en s’élevant, cette fâcheuse intonation qui l’avait poursuivi depuis ses débuts au service, nuisirent à cette déclaration. Les juges, prévenus contre lui, travaillés par Sandherr et par Henry, n’en furent pas touchés[1].

Maurel l’interrogea sans bienveillance, mais sans rudesse, correctement. Dreyfus, après cette première

  1. Cass., I, 120, Picquart : « Il protesta avec la dernière énergie contre l’accusation dont il était l’objet, mais d’une manière un peu théâtrale, qui ne produisit pas une bonne impression sur le conseil. »


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