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LE PROCÈS

Ce qui diminue encore la force de l’avocat, c’est qu’il croit ses adversaires honnêtes et loyaux. Il ne voit qu’une immense erreur, commise de bonne foi. S’il ignore encore les dessous du drame, il pourrait dénoncer déjà, sinon la précipitation de Mercier, du moins la perversité de Du Paty, la haine brutale d’Henry. Il n’en fait rien. Ce respect, nullement affecté, des chefs de l’armée, ces égards, qu’il croit habiles et nécessaires, pour les meneurs de l’affaire, tout cela n’est pas sans art. Pourtant, une telle accusation, si violente, si passionnée, ne se comprend pas plus sans un crime au fond, que la trahison elle-même sans mobile.

Demange eut deux grands courages : accepter la défense du juif, au plus fort de l’horrible tempête ; accepter de le défendre à huis clos.

Mais, avocat d’assises, trop habitué à plaider pour des criminels, il parla pour l’innocent comme pour l’un d’eux Sa profonde conviction, la tendre affection que cet homme excellent éprouve pour l’infortuné, n’éclatent pas sous son langage trop mesuré. Crainte de froisser des soldats susceptibles, il ne se livre pas, met un frein à son éloquence, à la plus persuasive de toutes, celle du cœur. Il se tient au précepte de Lachaud qui fut son maître : faire naître le doute dans l’esprit des jurés, et laisser opérer le doute. Ces jurés militaires sont plus simplistes que des civils ; le doute seul ne les touche pas.

« Quelqu’un qui entendit le plaidoyer de Demange », dit, peu de jours après, à un journaliste : « Il ne possède pas le maniement des conseils de guerre ; il leur a parlé comme à des juges…[1] »

Qui oserait dire que des affirmations passionnées et

  1. « Il n’a pas su les émouvoir. » (Patrie du 30 décembre 1894, sous la signature Destez.)