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HISTOIRE DE L’AFFAIRE DREYFUS


c’eût été la confirmation de l’arrêt. Lui, Forzinetti, il aurait dit le premier : « Le traître s’est fait justice[1]. » Dreyfus avait trente-cinq ans. Quand Forzinetti le quitta, il lui avait promis sinon de vivre, du moins d’attendre.

II

Si de telles infortunes se peuvent peser, un être était plus malheureux que lui : sa femme.

Il y a quelques semaines, elle était heureuse entre toutes : de beaux enfants, un mari qu’elle aime et qui l’aime, et l’orgueil joyeux du métier des armes. De la servitude militaire, elle ne voyait que l’âpre grandeur et l’éclat. Maintenant, les ruines mêmes de ce court bonheur se sont écroulées.

Son mari au bagne ; plus un coin de France où son nom ne soit exécré, plus un coin du monde où le nom de ses enfants ne soit flétri. Quelle chute, et dans quel abîme !

Le malheur immérité a cette vertu : celui qu’il frappe, il l’emporte bien au-dessus des hommes, au-dessus de lui-même, à des sommets que, naguère, heureux, vainqueur, l’infortuné n’aurait jamais rêvé d’atteindre. La douleur n’en est pas supprimée, de toutes les heures, de toutes les minutes, qui brûle et ronge sans répit. Mais les cures d’air aux pics élevés ne sont pas plus salutaires au corps que ne l’est à l’âme cette ascension des grandes douleurs.

Dans le bonheur tranquille de la vie familiale, cette

  1. Cass., I, 321, Forzinetti.