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LA CHUTE DE MERCIER


la fatigue l’avaient épuisée ; elle tomba malade, dut prendre le lit. Ce fut pendant cette maladie que Dreyfus fut emmené de Paris, sans qu’elle en ait été seulement avertie. Cet ordre fut le premier acte de la nouvelle Présidence.

Le délégué du ministère de l’Intérieur, Bouillard, fut brutal, bousculant le prisonnier, lui donnant à peine le temps de s’habiller. Il faisait un froid terrible. Toute la nuit, il fut enfermé dans l’une des cellules du wagon pénitentiaire, les menottes aux mains et les fers aux pieds, grelottant de fièvre. Il ne sentait plus ses membres engourdis et gelés. Au matin, il n’obtint qu’avec beaucoup de peine un peu de café noir et de pain.

À la Rochelle, où le convoi des forçats arriva vers midi, « aucune mesure d’ordre n’avait été prise[1] ». Bientôt, le singulier manège du délégué du ministre, des gardiens allant et venant avec des chuchotements et des allures de mystère, éveilla l’attention de quelques curieux. On devina qu’il y avait, dans cette voiture cellulaire, un prisonnier important. Puis une indiscrétion fut commise, le nom de Dreyfus prononcé courut la ville, et de tous côtés des groupes se formèrent, se massèrent autour de la prison et de la gare. Du wagon où il était enfermé, Dreyfus entendait cette foule tumultueuse, les clameurs furieuses : « À l’eau ! À mort le traître ! »

Comment transférer le condamné au port où mouillait le bateau de l’île de Ré ? On attendit la nuit ; on doubla les postes de soldats, baïonnette au canon. Mais la foule grossissait toujours, s’exaspérant de sa propre colère. Enfin, on le fit descendre du wagon, enveloppé d’un grand caban, et des gardiens le conduisirent vers

  1. Libre Parole du 20 janvier.