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LE BORDEREAU

IX

Cependant la nouvelle que le traître était Dreyfus « s’était répandue, comme une traînée de poudre, parmi les officiers intéressés[1] ». Et tout de suite, chez tous, ce fut une certitude : Judas, une fois de plus, avait vendu son Dieu.

Pourquoi, sur l’heure, sans plus de réflexion, dans un débordement de passion et de haine, une aussi violente conviction qui ira croissant chez les premiers informés et dont, la contagion va empester tout l’État-Major ?

On en a vu une première raison : l’inquiétude ancienne, chez les chefs, devant la constatation de fuites répétées et mystérieuses ; puis, à partir de l’arrivée du bordereau, un malaise général, fiévreux, dans tous les services, chacun craignant de se voir accuser de négligence ou d’impéritie.

Or, la découverte du traître, quel qu’il soit, dissipe ces inquiétudes, patriotiques ou personnelles[2]. Tel que l’orage qui, malgré son horreur, paraît bienfaisant après la lourde journée où il s’est amassé, le malheur, même s’il éclate sur votre propre tête, semble, quand il frappe, moins cruel que le malheur prévu, toujours menaçant. Ici, c’est le juif qu’il atteint. Si ç’avait été un chrétien, un homme de même religion ou de même race, assurément quelques-uns se seraient d’abord

  1. Rennes, I, 376, Picquart.
  2. Rennes, I, 375, Picquart : « Je dois dire — c’est bien humain — que c’est avec un sentiment de satisfaction, de soulagement plutôt, que nous avons appris… », etc.