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ABANDONNÉE

— Moins que vos principes, cependant ! articula ironiquement Mlle de Montscorff.

Aucune réponse ne lui fut faite.

Mais, d’une voix dans laquelle tremblaient les pleurs contenus à grand’peine, M. Kerneste avait ajouté :

— Si du moins j’étais le seul à souffrir, le seul à regretter !… Mais elle, si elle devait pleurer, si son cœur tendre allait éprouver des regrets trop cuisants ?… Oh ! pas cela, mon Dieu ! pas cela ! Que ma peine se double, si elle peut lui être épargnée.

— Revenez à ce Dieu que vous invoquez dans votre douleur, et la vie vous sourira.

— C’est impossible !

— Alors tout est dit entre nous.

Un bruit de sièges et de portes, et Mlle Irène vint consoler la triste victime de l’orgueil humain.

Paule puisa de la force dans la grande affection qu’elle portait, à sa seconde mère. Si elle pleurait à l’église ou dans la solitude, elle évitait de troubler leur intérieur paisible de sa douleur pourtant infinie.

Cet homme avait le premier fait vibrer son cœur de vingt ans, et cet amour y avait de profondes racines qu’il serait difficile d’extirper. Avec l’aide de Dieu, la courageuse jeune fille voulait y arriver, et jamais un Montscorff n’avait voulu en vain.

Elle apprit bientôt par la rumeur publique que M. Kerneste quittait Pont-Scorff pour Paris.

C’était un allègement à sa peine que ce départ. Elle n’aurait plus à redouter la rencontre du docteur.

Sa fierté fut aussi épargnée. M. Doltan et M. Conlau exceptés, nul ne connut son douloureux secret. Ce retour vers la capitale était très naturel ; puisque le médecin n’avait plus d’attaches dans le pays il devait l’abandonner pour un milieu mieux approprié à sa science.

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Paule devait revoir, au moment du départ cruel, cet Yves qui l’occupait toute.

Au retour de l’église, elle s’était arrêtée sur la route de Cléguer afin de cueillir quelques brins aux bruyères qui étoilaient le talus, ces bruyères du Scorff que Brizeux, le doux chantre breton, aimait.

Cette pensée la porta à une comparaison entre les deux hommes. Lui aussi avait quitté sa Bretagne, mais il y était revenu, avide de l’air natal parfumé par les ajoncs et les algues marines. Il y dormait son dernier sommeil, à l’ombre du chêne désiré.

Et ces vers lui vinrent à la mémoire.

Ô landes ! Ô forêts ! pierres sombres et hautes,
Bois qui couvrez nos champs, mer qui battez nos côtes,
Villages où les morts errent avec les vents,
Bretagne, d’où te vient l’amour de tes enfants ?…

C’est que le poète était un croyant, c’est qu’il s’était toujours souvenu de son enfance pieuse passée au presbytère d’Arzano, et qu’il n’avait jamais renié le Dieu adoré jadis.

Dans tous ses poèmes il honore son nom, se disait la jeune fille tout en composant sa gerbe, et pourtant c’était un grand poète ; mais il ne croyait pas s’abaisser en s’agenouillant sur les dalles de l’église.

Et lui, qui devrait ramener tout à Dieu : science, intelligence, travaux…, lui, qui s’en éloigne au contraire à jamais !…

Et elle se murmura ces admirables vers qui terminent le délicieux livre de Marte, vers que tous les Bretons devraient redire, car aucuns ne peignent mieux leur pays et leur race.

Oui, nous sommes encor les hommes d’Armorique,
La race courageuse et pourtant pacifique,
Comme aux jours primitifs, la race aux longs cheveux,
Que rien ne peut dompter quand elle a dit : Je veux !
Nous avons un cœur franc pour détester les traîtres,
Nous adorons Jésus, le Dieu de nos ancêtres ;
Les chansons d’autrefois, toujours nous les chantons.
Oh ! nous ne sommes pas les derniers des Bretons !
Le vieux sang de tes fils coule encor dans nos veines,
Ô terre de granit recouverte de chênes !

Un bruit de pas lui fit retourner la tête : le Dr Kerneste était devant elle.

Son premier mouvement avait été de fuir, mais elle lut un tel désespoir dans les grands yeux sombres fixés sur les siens qu’elle resta.

— Ô Paule ! balbutia-t-il, est-ce ainsi que nous devions nous revoir !

— À qui la faute ? fit-elle, tout à sa rancœur.

— Plaignez-moi plutôt que de me blâmer. Si vous saviez ce que je souffre !

— Et moi !

— C’est ce qui double ma peine ! Je serais moins désespéré si je vous laissais ici calme et sereine.

— Est-il donc si difficile d’adorer ensemble ce Dieu en qui vous croyez ?

— Le doute est en moi ! fit-il en crispant ses mains sur sa poitrine. Qui me délivrera de ce tourment ?

Et son regard semblait implorer le ciel.

En contemplant ce pauvre visage émacié, ces yeux caves, la jeune fille eut pitié.

— Partez, Yves, dit-elle, et si plus tard vous parvenez à chasser ce doute odieux de votre cœur, revenez, je serai toujours là pour vous recevoir.

Il s’agenouilla devant elle, et baisant le bas de sa robe :

— Comment ne pas aimer cette religion qui fait des anges tels que vous ! s’écria-t-il en la regardant avec extase.

Les joues de Paule se couvrirent d’une vive rougeur en recevant cet hommage.

— Relevez-vous, fit-elle, on pourrait venir…

— Oui, rien ne doit salir la blancheur de vos ailes.

Et il regarda autour de lui d’un air anxieux.

Paule fit un mouvement pour redescendre le chemin creux.

Le docteur regarda alors les frêles bruyères roses qu’elle tenait encore.

— Ce sont les fleurs qu’aimait Brizeux, dit-il ; il les cueillait pour Marie !

Cette similitude de pensée amena des larmes dans les yeux de la jeune fille. Oh ! avoir des âmes si semblables, et les voir désunies par ce doute maudit !