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ABANDONNÉE

vois-tu, Irène ; cette belle jeunesse en sa fleur l’égayera.

— Mais si elle est la fille d’un de ces gitanes qui courent les foires, ne crains-tu pas que certains instincts de race ne s’éveillent en elle ? Prends garde à l’atavisme, sœurette !

— L’éducation réforme tout. Près de nous, dans ce milieu paisible, Mireille perdra tout ce qu’elle peut avoir de mauvais en elle. Puis j’hésite à la croire fille de bohémiens. Elle a une distinction naturelle qui me prouve que ses ascendants étaient vraiment d’un monde égal au nôtre. De plus, elle n’a pas ces mensonges, ces détours innés chez les enfants de ces gens parfois sans aveu. Je persiste à penser que Mireille a été volée à sa famille, puis abandonnée.

— Et si cette famille se retrouvait ?

— Je ne le suppose pas. Il n’a pas été fait de réponse à cette note insérée dans les journaux, et il est bien tard maintenant pour en recevoir une. Mais si cela arrivait, j’aurais la douce satisfaction de lui rendre l’enfant saine d’esprit et de corps.

— Que ta volonté soit faite, chérie ; je ne demande qu’une chose : ton bonheur. Comment Mme Kerlan prendra-t-elle cette adoption ? Elle paraît très attachée aussi à cette petite !

— Oui, mais elle a ses enfants qu’elle lui préfère. Et lorsqu’elle comprendra quels avantages en ressortiront pour Mireille, car tu seras de moitié dans l’œuvre salutaire, Irène, elle nous la laissera.

— Et qu’en pensera Lucie ? reprit Mlle Irène en souriant.

— Elle jettera les hauts cris, sans doute ; recueillir une enfant abandonnée lui semblera stupéfiant, à elle, si orgueilleuse de ses titres. Mais sa manière de voir n’influera nullement sur la mienne.

Cette Lucie dont parlaient Mlles de Montscorff était une petite cousine, mariée au baron de Cosquert. Ils habitaient un château dans les environs, mais seulement pendant la belle saison. L’hiver retrouvait la baronne à Paris, au milieu des fêtes mondaines qu’elle aimait et dont elle était une des reines par la beauté et la fortune.

Du même âge que Paule, elle sympathisait avec elle, malgré leurs idées et leurs goûts complètement différents ; elle venait très souvent surprendre ses cousines aux Magnolias avec son fils et ses deux fillettes qui aimaient beaucoup leurs parentes, si aimables toujours.

Le dimanche suivant, Paule avait entraîné Louise sous la charmille du jardin, et, lui prenant la main, elle lui avait dit bien franchement :

— Vous me laisserez Mireille, n’est-ce pas ?

— Pour toujours ? avait interrogé la jeune femme, une tristesse dans le regard.

— Oui. Dites-vous que si vous me l’enleviez je trouverais ma solitude plus grande encore, et songez que vous avez votre mari et vos enfants pour remplir votre vie.

Mme Kerlan ne résista pas à ces arguments qu’elle trouvait justes, et surtout à la muette prière contenue dans les grands yeux pleins d’émotion qui la regardaient. Elle refoula les larmes qui menaçaient de voiler ses claires prunelles, et serrant avec force les doigts qui tenaient toujours les siens :

— Vous avez autant de droits sur l’enfant que j’en puis avoir, dit-elle, émue ; toutes deux nous l’avons sauvée de la mort ; elle est vôtre, gardez-la… Si je peux l’aimer autant que vous, je ne saurais lui faire un avenir de tout repos, comme celui qu’elle trouvera à vos côtés.

— Merci !… répondit Mlle de Montscorff avec effusion.

Et attirant la jeune femme vers elle, elle l’embrassa comme une sœur.

La douceur de cette caresse amena les pleurs prêts à couler.

— Vous me permettrez de la voir souvent, n’est-ce pas ? balbutia Louise.

— Lorsque vous le voudrez. Et quand vous désirerez la garder quelques jours chez vous, j’en serai toujours heureuse.

Les deux jeunes femmes revinrent vers la pelouse où les enfants s’amusaient, joyeux.

— Dis-nous au revoir, Mireille, dit Mme Kerlan à la petite fille qui venait à elles.

— Vous partez ?… fit-elle. C’est bien tôt ! Mais vous reviendrez dimanche ?

— Certainement, si du moins tu es heureuse de nous revoir.

— Oh ! tu n’en doutes pas, dis ?

Et elle embrassait la jeune femme.

— Non. Voudrais-tu revenir à Kerentrech ?

Le regard de Mireille s’angoissa.

— Pour toujours ?… demanda-t-elle.

Et devant le silence gardé par Louise, elle regarda Paule, témoin muet de cette petite scène, et d’un air où une immense anxiété perçait :

— C’est que je ne voudrais pas la quitter ! je l’aime, je l’aime !…

Elle s’arrêta, craignant d’en trop dire, et finalement elle courut se blottir dans les bras que Mlle de Montscorff lui ouvrait.

— Vous le voyez, murmura Mme Kerlan, elle a choisi d’elle-même.

Mireille comprit-elle ? Toujours est-il qu’elle rapprocha celles qui avaient été pour elle les plus dévouées des mères, et dit en regardant la femme du contremaître de ses grands yeux :

— Tu as Marie et Louis, toi, et Mademoiselle n’aurait plus de petite fille, si je la quittais…

Sa voix était si tendre en parlant ainsi, qu’elle semblait demander pardon de la préférence accordée à Paule.

Les jeunes femmes, émues jusqu’aux larmes, embrassèrent l’enfant. Louise ajouta :

— Tu juges bien les choses, mignonne ; reste au château, puisque Mademoiselle le désire ; mais ne crains rien, mon affection m’y fera souvent revenir.

Le soir, lorsque Paule alla la border dans le grand lit aux tentures d’azur, elle se pencha jusqu’à sa jolie tête déjà tout ensommeillée, et lui dit tout bas :

— Maintenant, chérie, que tu deviens ma fille ne veux-tu pas m’appeler maman ?

Mireille se dressa d’un bond sur ses oreillers, et enlaçant le cou de cette mère si belle qui s’offrait à sa tendresse, elle l’embrassa follement en lui disant :

— Oh ! oui, tu seras ma maman ! Elles sont