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ABANDONNÉE

Mais une immense tristesse se lisait dans ses claires prunelles, quand elle en soulevait languissamment les paupières, et bien souvent des larmes glissaient sur ses joues amaigries, surtout quand elle se trouvait seule, comme à cette heure, et qu’un air mélancolique venait surexciter encore sa sensibilité maladive.

Les sons d’un piano se faisaient entendre, en effet, dans une des pièces du rez-de-chaussée, et une mélodie berceuse, jouée par un maître en cet art, parvenait jusqu’à la jeune femme qui penchait encore plus sa tête lourde de pensers amers.

— Mon Dieu ! Mon Dieu !… s’écria-t-elle soudain, en joignant ses doigts frêles dans un geste désespéré. Ne pourrai-je donc jamais oublier ? Mon cœur qui bat, affolé, dans ma poitrine, ne se calmera-t-il jamais ?… Oh ! je le voudrais tant pour lui ! Il serait si seul, si malheureux, si je disparaissais de sa vie !… Mon Dieu ! pitié ! Rendez-moi la santé ; accordez-moi la grâce de ne plus me souvenir !…

Et des larmes brûlantes sillonnèrent le visage sans couleur et sans joie, pendant que les mains de la malade se crispaient sur ce cœur, dont les palpitations redoublaient au lieu de s’apaiser.

La jeune femme prit un petit flacon de cristal enrichi d’or, et respira longuement les sels réparateurs qu’il contenait. À ce moment le piano ne résonna plus. Avec une hâte fébrile, elle essuya les pleurs qui embrumaient encore ses grands yeux et s’apprêta comme pour recevoir un visiteur.

La porte-fenêtre du balcon s’ouvrit ; un homme grand, brun, d’une distinction extrême, portant environ une trentaine d’années, s’approcha, souriant, de la jeune malade.

— Comment trouves-tu cette sérénade d’un compositeur majorquin, chère ? lui demanda-t-il avec une infinie douceur dans la voix.

— Charmante, Roger ! Je te remercie de me l’avoir fait entendre.

— Non, tu n’as pas à m’en remercier ! reprit-il avec tristesse, après avoir déposé sur le front soucieux qui se levait vers lui un baiser, où il y avait autant de paternelle bonté que de tendresse amoureuse. Je vois encore des traces de larmes sur ton visage. Je ne voulais que te faire plaisir, et j’augmente encore ta peine ! Marie, Marie, ne pourras-tu donc jamais oublier ? Ne voudras-tu pas vivre pour celui qui t’aime, pour ton mari qui n’a plus d’autres joies que les tiennes ?

La jeune femme prit la main de Roger entre les siennes, et le regardant avec des yeux où brillait un ardent désir de lui plaire :

— Tu sais bien que chaque jour je ne demande pas d’autre grâce à Dieu ! Tu es aussi tout pour moi, et quand j’ai voulu m’arrêter dans cette île, il y a quelques mois, c’est que, si je dois trouver l’oubli et revenir à la santé complète, c’est bien ici, devant ce splendide horizon, dans cet air pur et parfumé.

— Oh ! oui, aie confiance, Marie ! Tu guériras dans cette île enchanteresse. Nous serons encore heureux comme autrefois, l’un par l’autre, l’un pour l’autre.

La malade secoua sa tête blonde.

— Il ne faut plus songer au complet bonheur, ami, il n’existe pas sur cette terre d’exil ; que Dieu nous y accorde encore quelques années de paix, et je le bénirai.

Un silence s’établit entre ces deux êtres qui paraissaient avoir tant d’affection et de bonne entente entre leurs cœurs. Les doigts unis, ils regardaient la nature merveilleuse qui les entourait s’endormir lentement dans le calme du soir.

Septembre touchait à sa fin, mais, dans cette île privilégiée, ce mois où l’automne commence avait encore la splendeur d’un rayonnant été. Les parfums des fleurs montaient, très doux, vers eux ; la mer, sillonnée par les légères balancelles, se moirait sous les feux du soleil couchant.

La barcarolle d’un pâtre ramenant son troupeau de chèvres, aux clochettes tintantes, leur parvint sur les ailes d’une brise tiède et embaumée. Soudain l’Angelus y mêla ses sons pieux, et un même mouvement fit se courber les fronts de Marie et de Roger, qui unirent encore leurs âmes dans une même prière.

Quand ils les relevèrent, les yeux de la jeune femme étaient encore humides. Alors, d’un accent où vibrait l’angoisse la plus intense, Roger, se penchant vers elle, lui murmura les vers exquis que le poète adresse à la Désolée :

Dire que je suis là, mon ange, et que tu pleures,
Mourante comme un lys qui cherche le soleil ;
Dire que ton chagrin veille et compte les heures
De tes longues nuits sans sommeil !

Marie eut un regard qui implorait.

— Donne-moi mon rosaire, mon Roger, dit-elle, et aie confiance. Si Dieu le veut, je te serai rendue.

Il prit dans une coupe le chapelet béni, en perles précieuses, qu’une grande croix d’or terminait, et le lui tendit.

— Prie, Marie, et puise la résignation dans ta prière.

Et sentant aussi les pleurs le gagner, il sortit.

Quelques instants plus tard, Roger se promenait, d’un pas saccadé, sous les orangers du jardin, à travers les branches fleuries desquels apparaissaient déjà les premières étoiles.

Le charme de cette splendide soirée n’influait pas sur lui ; sa belle tête brune, aux grands yeux noirs striés d’or, se penchait vers sa poitrine. Il ne pensait qu’à la bien-aimée qu’il avait laissée, triste et lassée, sur la terrasse, son rosaire entre les doigts, cherchant dans la prière un apaisement à son mal physique et moral. Et, d’une voix où passaient des larmes, il se murmurait la dernière strophe de la poésie si bien appropriée à leur situation :

Et je m’en vais sous l’œil des étoiles moroses.
Portant la double croix de son mal et du mien,
Criant au ciel, criant à la pitié des choses :
Elle pleure, et je ne peux rien !…


CHAPITRE II

UN RETOUR VERS LE PASSÉ


Avant de venir chercher un refuge pour une immense souffrance et un chagrin sans repos dans cette île bénie de Majorque, le comte Roger de Peilrac habitait les environs de Bayonne. Il résidait dans la vieille demeure familiale aux