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ABANDONNÉE

tours gothiques, où il avait grandi entre ses parents, dont il était l’unique enfant.

Leur fortune lui permettant de vivre selon ses goûts, il les quittait souvent pour entreprendre de longs voyages. Il en revenait enthousiasmé ; sa nature poétique lui faisait apprécier mieux qu’un autre les beautés naturelles, les merveilles des pays et des villes qu’il traversait.

À l’aide des notes et des dessins pris pendant ces excursions, il rédigeait des relations charmantes que toutes les revues, appréciant ce genre littéraire, auraient été heureuses de publier. Le charme du style, la fidélité des descriptions, l’art des dessins donnaient à ce travail une réelle valeur.

Quel charme, après ces excursions lointaines, de s’asseoir au foyer, où l’avaient attendu, patient, le comte de Peilrac, esprit profond, au caractère loyal, et sa femme, la douce comtesse Mathilde, dont la distinction et la bonté étaient sans égales. Dans le grand salon, qu’une longue suite d’ancêtres aux goûts artistiques avaient orné de meubles rares, d’objets d’art, de splendides peintures, ils passaient de bonnes soirées, où la causerie alternait avec la musique, pendant que la bise sifflait dans les grands arbres dépouillés.

Un feu pétillait dans l’âtre immense, dans lequel on plaçait facilement une grosse souche moussue. La comtesse travaillait sous la lampe, dont le large abat-jour soyeux tamisait la trop vive lumière, tout en écoutant le comte et Roger parler de ces contrées si belles qu’ils connaissaient tous deux.

— Je voyage par la pensée tant vos descriptions sont colorées, mes biens chers, disait-elle en leur souriant.

Parfois de vieux amis des environs qui, comme les châtelains de Peilrac, ne quittaient pas leurs domaines malgré l’hiver, venaient augmenter le cercle intelligent et aimable autour de la vaste cheminée, aux montants admirablement sculptés. Un thé exquis était servi par la maîtresse du logis dans cette tiède atmosphère, où les plantes de la serre jetaient une note gaie et des parfums pénétrants.

Et l’hiver passait, rapide, au milieu de ces plaisirs de l’esprit et du cœur. Car les pauvres n’étaient pas oubliés par ces âmes nobles, qui auraient craint de jouir des biens que leur donnait la richesse s’ils n’en avaient porté une large part aux malheureux.

Roger employait les heures de la journée à des travaux littéraires. Il collaborait à plusieurs journaux où ses relations de voyage, ses articles scientifiques et sociaux étaient toujours les bien accueillis. Mais malgré cet emploi sagement équilibré du temps, la venue du printemps le trouvait inquiet ; il aspirait à d’autres horizons. Sachant combien sa présence était douce au cœur de ses parents, il ne pouvait se décider à parler de départ, malgré son extrême désir de recommencer ses courses à travers le monde.

Sa mère, sans cesse occupée de ce fils unique et bien-aimé, en faisait la remarque au comte.

— Notre Roger est un peu las de cette vie, trop cloîtrée pour ses vingt-cinq ans ; je crois qu’il désire encore s’en aller sous d’autres cieux.

Et comme le comte passait sa longue main sur son front à peine ridé, d’un air soucieux :

— Il nous reviendra à la fuite des hirondelles, faisait-elle en riant ; et notre hiver se passera encore bien joyeusement près de lui.

— Vous êtes la meilleure des mères, Mathilde, vous placez la joie de votre enfant avant la vôtre, car, avouez-le, cette absence vous laisse aussi bien attristée ?

— Je ne saurais le nier : comment ne pas regretter un fils comme Roger !

Et dans les yeux de Mme de Peilrac brillait une fierté sans bornes.

— Mais il est si jeune encore, reprenait-elle, que je comprends très facilement ce goût des voyages qui le domine. Il le tient de vous, mon cher ami, puisque le mariage a seul pu vous retenir au logis.

— Oui, vous avez raison, comme toujours, Mathilde. Lorsque Roger aura enfin rencontré la femme rêvée, il demeurera comme moi dans le vieux château ancestral. Qu’il la trouve donc bientôt, cette compagne ; et, je ne forme qu’un souhait, c’est qu’elle soit, comme vous, l’ange du foyer.

M. de Peilrac avait baisé avec émotion la main fine et blanche que sa femme lui tendait, les yeux un peu humides.

Et le soir, d’une voix qu’il s’efforçait de rendre joyeuse, il disait à son fils :

— Les hirondelles sont de retour, Roger : à quand ton départ ?

— J’y pense ! répondit franchement le jeune homme. Ce qui m’arrête, c’est qu’il faut encore me séparer de vous. Ah ! si vous vouliez m’accompagner !

Un éclat de rire, un peu contraint il est vrai, accueillit cette exclamation.

— Y songes-tu, enfant ? Quitter, à nos âges, notre demeure et nos habitudes ! s’écriait la comtesse. Non, non, pars, profite des beaux jours revenus ; nous aurons toute la mauvaise saison pour nous rassasier de loi.

Et Roger partit, après avoir embrassé les chers vieux qui ne voyaient qu’une chose : son complet bonheur.

Une terrifiante nouvelle vint l’affoler en Grèce, lorsqu’il se préparait à étudier ces monuments d’un grandiose passé. Un télégramme, effrayant dans son laconisme, lui fut remis à Athènes. Il disait :

Père mourant, retour immédiat.

Roger pâlit, comme si la funèbre visiteuse l’eût aussi touché de sa froide main, et il s’écria d’un accent désespéré :

— Mon père est mort !… Je ne le verrai plus ; Malheureux que je suis de l’avoir quitté encore !…

Et une crise de larmes et de sanglots l’avait jeté terrassé sur un siège. Ces pleurs le sauvèrent de ce transport terrible qui menaçait son pauvre cerveau en feu. Il put faire ses préparatifs de départ, et il arriva à Peilrac assez à temps pour embrasser encore une fois ce père qu’il trouva couché dans son cercueil.

Une congestion cérébrale, occasionnée par un grand froid contracté à la chasse, avait emporté le comte en quelques heures. Il avait été rapporté au château sans connaissance, et ne l’avait recouvrée que quelques instants avant l’heure suprême, en pressant les mains de sa