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ABANDONNÉE

Puis une pensée plus angoissante encore bouleversait son cerveau en feu : si Paule, cette dévouée, devait doublement souffrir, et par le père, et par la fille ? Si ce doute devenait une certitude, si elle l’aimait, enfin ? Il ne serait paru dans sa vie à elle qui avait ensoleillé la sienne que pour y apporter le trouble et peut-être le chagrin poignant ?

Oh ! quelles heures navrantes pour le comte dans cette maison solitaire, où il n’avait pas un cœur ami à qui demander un appui !

Aussi recherchait-il plus vivement la société de sa fille. Il n’avait pas besoin de la désirer. Chaque jour maintenant la ramenait vers lui comme si Paule eût voulu déjà s’habituer à cette absence.

Et Mireille, fort perspicace, s’en apercevait avec une certaine mélancolie. Elle ne put s’empêcher d’en parler à son père.

— Je ne sais ce que pense maman, lui dit-elle pendant le déjeuner qui les réunissait, mais elle semble m’aimer moins qu’autrefois.

— Que vas-tu t’imaginer, ma chère petite ! fit Roger, une anxiété dans la voix.

— Je t’assure qu’elle se plaît moins avec moi. À part mes leçons du matin qu’elle suit toujours, elle ne veut jamais m’accompagner à Pont-Scorff. Si je désire me promener avec elle, elle prétexte des courses trop longues, des visites chez des malades où elle craindrait de m’emmener. Elle monte souvent à cheval, et jamais elle ne m’a invitée à la suivre sur mon petit poney, où je me tiens bien pourtant.

— Tu ne le lui as peut-être pas demandé ?

— Oh ! bien des fois ! Elle me dit que mon cheval n’étant pas aux Magnolias, cela n’est pas possible. Quand je suis ici, il serait très facile à maman de venir m’y retrouver à cheval : qu’en dis-tu, père ?

Le comte releva son front abattu, et regardant le joli visage indécis :

— Je dis que Mlle de Montscorff te chérit toujours autant, mais qu’elle ne veut pas sans doute se placer entre nous, c’est pourquoi elle évite de nous visiter. Puis, ma chère mignonne, dans un mois environ tu devras la quitter… Oh ! pour quelque temps ! se hâta-t-il d’ajouter en voyant passer une lueur d’effroi dans les yeux de l’enfant. Il faudra pourtant que tu t’habitues à ne plus la voir tous les jours, et c’est pour arriver à ce résultat que Mlle Paule agit ainsi.

Cette fois, les grands yeux sombres se remplirent de larmes. Pour ne pas contrister son père, Mireille ne les laissa pas couler, mais il était pénible de voir cette petite physionomie contractée par les efforts tentés pour refouler les pleurs.

— Ne pourrions-nous demeurer toujours à Pont-Scorff ? interrogea-t-elle enfin, lorsque son émoi fut calmé.

— Cela est impossible ! D’abord tu ne dois pas continuer à habiter les Magnolias, il ne faut pas abuser de la bonté de ces dames ; ensuite ce campement de Pont-Scorff ne peut nous convenir. Il nous faudra reprendre une vie commune dans notre propriété de Peilrac.

— C’est si loin de la Bretagne ! gémit la petite fille.

— Tous les ans tu reviendras vers cette Bretagne qui te tient tant au cœur ! Je te laisserai passer toutes tes vacances chez Mlles de Montscorff, si elles le désirent.

L’enfant secoua ses boucles brunes, et d’un accent brisé qui prouvait combien elle avait déjà souffert par le cœur :

— J’aurais voulu ne pas les connaître ! Il me sera si triste, si triste de les quitter !…

Et malgré toute sa vaillance, les pleurs jaillirent, perles amères de son amer chagrin.

Avec bien des baisers et des espoirs, le comte parvint à la consoler.

Comme dérivatif, il fit atteler, et l’envoya avec Yvonne terminer cette journée de jeudi chez Mme Kerlan. La perspective de revoir ses petits amis Marie et Louis chassa les dernières brumes de son jeune front.

Resté seul, M. de Peilrac réfléchit à cette conversation. Oui, il était visible que Paule ne voulait plus se trouver en face de lui. Elle accompagnait très rarement Mireille à Pont-Scorff, et moins fréquemment aussi, le comte était invité à dîner au château. Elle essayait sans doute ainsi d’échapper à une influence qu’elle redoutait, dont elle souffrait peut-être !

Il l’avait souvent aperçue sur son cheval qu’elle paraissait mener d’une main nerveuse, tant l’animal filait sur les routes. N’était-ce pas parce que son chagrin galopait avec elle ?

Un jour, il avait, failli la croiser, alors qu’il montait aussi son bel alezan. L’avait-elle vu ? Toujours est-il qu’elle prit, sans avoir eu l’air de le remarquer, une route s’ouvrant soudain à sa droite. Et demeuré seul dans la vallée, il l’avait revue sur la hauteur regardant du côté de Pont-Scorff.

Qu’elle était fine et élégante sur ce cheval qui semblait heureux de la porter ! Son amazone d’un bleu sombre moulait sa taille souple, au buste admirable, et son petit chapeau de feutre à l’aile blanche se posait très joliment sur la masse de ses cheveux.

Sans avoir la crainte d’être surpris dans cette amoureuse admiration, Roger s’y livrait tout entier. Il y avait tant de jours qu’il ne s’était enivré de sa beauté.

Et le soir, il avait rapporté assez de bonheur de cette apparition pour passer sa veillée solitaire sans les tristesses qui parfois l’assaillaient.

Mais dans quelques semaines, la séparation s’imposait, et il en éprouvait une telle douleur au cœur, qu’il se demandait, ainsi que Mireille, comment il pourrait vivre si loin d’elle.

Alors, dans une espèce de folie, il se mit devant le grand tableau du salon qui lui montrait Marie si belle, si pleine de vie qu’elle semblait lui sourire encore, et il s’écria :

— Ô Marie ! toi que j’ai tant aimée, toi que j’aime encore d’un amour tout immatériel, viens à mon aide ! Conseille-moi, ô mon bon ange ! Ne m’abandonne pas dans cette angoisse qui me dévore : que dois-je faire ?

Et le portrait s’anima vraiment pour les yeux troublés qui le contemplaient ardemment. Le sourire s’accentua et Roger crut y lire :

— Aime-la, elle est digne de toi ! Donne à Mireille comme seconde mère celle qui l’a adoptée quand elle était une pauvre petite