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ABANDONNÉE

de forcer sa porte pour voir la petite fille.

M. Kerlan, cependant, n’avait pas cru devoir avertir le maire ou la police, il avait seulement prévenu le médecin, M. Conlau.

C’était un bon et savant vieillard, secourable à tous et puissamment aidé dans sa noble mission par une compagne dont le cœur était aussi parfait que le sien. Quand il arriva chez les Kerlan, le contremaître lui raconta tout ce qui s’était passé depuis le passage de sa femme au carrefour, sans oublier de relater le mutisme incompréhensible de l’enfant.

— Tout dans cette aventure est étrange ! murmura le médecin rêveur. Que cache le silence de cette petite ? Avez-vous prévenu la police ? ajouta-t-il.

— Non, docteur ; nous avons cru devoir attendre la complète guérison de Mireille, pensant qu’elle se déciderait enfin à parler.

— Et pendant ce temps les misérables qui l’ont jetée sur le chemin sont sans doute à l’abri des poursuites, s’écria M. Conlau avec humour. Vous avez agi bien légèrement, Kerlan, laissez-moi vous le dire.

— Que pouvions-nous faire, puisqu’elle ne voulait rien nous avouer ?

— Il fallait l’y forcer.

— Lorsque vous l’aurez vue, docteur, vous reconnaîtrez qu’il était impossible de lui imposer une volonté dans l’état de faiblesse où elle se trouve.

À la pensée de ce mal qu’il allait essayer de guérir, le vieillard se radoucit.

— Vous pouviez aller à la mairie faire votre déclaration ; on aurait pu mettre au moins une note dans les journaux avec tous les détails que vous connaissez déjà.

— Cela est vrai ! fit M. Kerlan avec regret. Mais il en est encore temps ; demain je me rendrai chez le maire.

Le médecin se pencha sur le petit lit, et, prenant la main de Mireille, qui le regardait, une inquiétude dans ses grands yeux, comme un pauvre être trop souvent battu par le destin qui redoute toujours l’inconnu, il lui dit de sa bonne voix de grand-père :

— Nous sommes un peu fatiguée, petite fille ?

Cet accent de bonté, ce regard empreint de la plus grande bienveillance rassurèrent complètement la pauvrette qui eut un pâle sourire.

Le docteur l’ausculta soigneusement, puis, avec un rire cordial :

— Cela ne sera rien, mignonne ; un peu de repos, une bonne nourriture bien réglée, et nous courrons bientôt avec Marie dans le jardin.

Puis prenant à part les deux époux :

— Eh bien ! mes amis, votre petite protégée a une anémie profonde, qu’il est temps de combattre.

— On la sauvera ? ajouta Louise avec crainte.

— Oui, rassurez-vous. Mais le traitement doit être prompt et énergique, si l’on veut y arriver. Et ce n’est pas ici qu’il peut être appliqué à l’enfant.

Les deux époux se regardèrent, atterrés.

M. Conlau se taisait, cherchant une solution à ce problème. Soudain son regard s’éclaira :

— Je vais aller raconter notre ennui à Mlles de Montscorff, s’écria-t-il, et je suis sûr qu’elles nous aideront.

Et devant l’air interrogatif de Louise et de son mari :

— Ces demoiselles habitent une belle propriété située sur les bords du Scorff, expliqua-t-il ; de grands arbres entourent la demeure : l’air y est sain et très propice à la cure que nous allons tenter.

— Croyez-vous que ces dames y consentent ? demanda le contremaître.

— Oui ; elles ont autant de noblesse de cœur que vous, mes chers amis, et elles accepteront de prendre leur part de cette bonne œuvre. Cette après-midi je me rendrai aux Magnolias, ainsi se nomme le domaine, et demain je viendrai prendre notre malade.

— La quitter déjà ! murmura la jeune femme. Je commençais à m’attacher à cette pauvre fillette.

— Vous pourrez aller la voir chez ces dames, et dès qu’elle sera guérie, vous la reprendrez.

— Et si Mlles de Montscorff voulaient la garder ?

— Je ne le crois pas. Mlle Irène est déjà âgée, elle ne prendrait pas la responsabilité d’élever une petite inconnue. Puis elle ne voudrait pas vous enlever l’enfant de votre adoption.

Non sans regret, Louise se soumit, et le docteur annonça que le lendemain il viendrait prendre Mireille et demander à Mme Kerlan de l’accompagner chez les demoiselles de Montscorff.

— Maintenant, Kerlan, nous allons nous rendre chez le maire et libeller ensemble cette note qui paraîtra dans les journaux du département et ceux de Paris, puis nous attendrons les événements.

Le maire, M. Monrin, les reçut lui-même et les fit entrer dans son cabinet. Il connaissait le médecin et le jeune contremaître et avait su les apprécier.

— Je vous attendais, Monsieur Kerlan, dit-il ; j’avais appris par la rumeur publique la belle action de votre femme…

— Action bien naturelle, Monsieur le maire, répondit Pierre vivement. Qui donc aurait eu le cœur assez dur pour laisser cette enfant mourir sur la pierre froide !

— On l’aurait peut-être relevée, dit le docteur, mais pour la porter au poste de police.

— Et vous voulez l’adopter ? interrogea M. Monrin.

— Oui, Monsieur.

— Et pourtant vous avez deux enfants !

— On travaillera un peu plus, voilà tout.

Et le contremaître eut un éclat de rire joyeux.

Il mit le maire au courant de tout, et une petite note fut rédigée.


CHAPITRE iii

MESDEMOISELLES DE MONTSCORFF


De la famille de Montscorff, une des plus anciennes et des plus chevaleresques de la noblesse bretonne, qui avait donné à la France tant de chefs intrépides, d’illustres capitaines, de prêtres austères, de mères dévouées, de