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ABANDONNÉE

pieuses chanoinesses, il ne restait que deux femmes, Irène et Paule de Montscorff, qui cachaient leur isolement sous les ombrages discrets de l’ancien domaine, bien amoindri, et que l’on appelait les Magnolias.

Leur père, un commandant distingué, mourut, jeune encore, et sa veuve se réfugia avec ses enfants dans cette pittoresque retraite des bords du Scorff, mais elle ne tarda pas à le suivre dans le mausolée familial.

Un domestique, une femme de chambre et une cuisinière suffisaient aujourd’hui au train de maison des descendantes de cette famille aux illustres alliés.

Mlle Irène avait une cinquantaine d’années. Elle n’avait jamais été jolie, avec ses traits forts et anguleux, mais son maintien était très aristocratique, et elle aurait bien porté la couronne de comtesse sur ses épais cheveux d’un gris d’argent, se tordant haut sur la nuque. De grands yeux noirs tempéraient par leur douceur cette physionomie un peu virile. Bonne et juste pour tous, elle était la véritable providence des paysans des environs, et de Cléguer à Pont-Scorff, tous avaient recours à son jugement et à sa charité.

Paule était beaucoup plus jeune. De taille moyenne, mais svelte et élégante, elle possédait encore, à trente ans écoulés, un charme pénétrant. Une certaine tristesse qui faisait se pencher parfois sa tête au fin profil laissait deviner qu’elle avait connu la souffrance.

Irène chérissait cette sœur à qui elle avait servi de mère, et son cœur se serrait quand parfois elle la voyait errer, triste et blanche, entre les grands lis des parterres, dont elle avait le charme exquis.

C’est qu’une grande douleur avait passé sur Paule, une de ces douleurs qui brisent les cœurs de ceux qui ne veulent pas être consolés.

Mais malgré ce chagrin ancien et pourtant persistant, la jeune femme était gaie et douce à tous, surtout aux enfants qu’elle réunissait pour les leçons de catéchisme dans une des salles du château.

Et l’existence s’écoulait calme et paisible, sinon heureuse, dans ce manoir hospitalier où résidaient de nobles âmes toujours prêtes à s’intéresser au malheur d’autrui. Dieu, l’admirable nature et les pauvres se partageaient les jours de ces grandes dames, dont les aïeules avaient trôné sur des tabourets au lever de la reine.

Et cependant elles ne se plaignaient pas de cette réclusion. Elles regardaient plus haut que cette terre de passage ; elles avaient en vue surtout la vraie patrie, celle qu’une aurore éternelle éclaire, celle qui voit finir tous les chagrins et tarir toutes les larmes.

*

Alors que la plus jeune des demoiselles de Montscorff était dans toute la fleur de son printemps, elle avait rencontré, pendant ses visites charitables aux malades, un jeune médecin résidant à Pont-Scorff, Yves Kerneste, qui avait été touché par la grâce sans égale de Paule.

En la voyant se pencher, comme une blonde fée bienfaisante sur les lits de ses malades, les consolant, leur apportant les cordiaux dont avait besoin leur faiblesse, pansant de ses belles mains de patricienne les plaies les plus affreuses, le brillant docteur l’avait aimée de toute son âme.

C’était le premier amour de cet homme, consacré tout entier à la science, et dans ce cœur tendre que la mort d’une mère profondément affectionnée avait laissé vide, il était profond comme la mer.

Paule n’avait pas été sans s’apercevoir du trouble qui, à sa vue, s’emparait du médecin. Il lui était aussi très doux de se rencontrer avec lui : ses grands yeux sombres la troublaient si délicieusement !

M. Kerneste était d’une distinction extrême, avec ses longs cheveux noirs, sa barbe de même teinte, encadrant un visage au ton mat, d’un ovale parfait, et sa taille était élégante.

Il avait adressé plusieurs fois la parole à sa belle voisine pendant leurs visites charitables, et elle avait été enveloppée par la douceur de sa voix, les soins dévoués à l’excès prodigués à ces malades dont il n’attendait aucune rétribution. Mais Yves n’était pas pratiquant. Élevé entre une mère pieuse et un père libre-penseur, c’étaient les théories de ce dernier qui avaient prévalu. Son éloignement de la maison natale, par suite de ses études, avait encore contribué à effacer de son cœur les premières instructions de sa jeunesse. Dans ce milieu d’étudiants, le jeune homme avait achevé de se perdre l’âme.

Aussi, ne voulant pas laisser le tendre sentiment qu’elle ressentait pour le jeune homme s’infiltrer plus avant en elle, Paule évitait sa venue dans les chaumières où elle passait ainsi qu’une consolante apparition. L’éloignement du docteur pour les pratiques religieuses lui faisait redouter cette attirance.

Yves s’en était aperçu et une amère tristesse avait envahi tout son être. Un jour cependant, rencontrant la jeune fille dans une sente pratiquée en plein bois, il se décida à lui ouvrir son cœur.

— Je voudrais avoir avec vous quelques instants d’entretien, Mademoiselle, lui dit-il tout tremblant d’émoi, après lui avoir demandé des nouvelles de sa santé et de celle de sa sœur.

— Pourquoi ne venez-vous pas aux Magnolias, Monsieur ? lui demanda-t-elle avec un peu de hauteur.

— Oui, je sais que ma démarche est incorrecte, mais je ne veux pas me présenter devant Mlle Irène sans être certain de votre assentiment.

Et sur un geste surpris de la jeune comtesse :

— Je n’ai pu vous voir, vous si bonne vous si belle, sans sentir tout mon cœur aller vers vous. En échange de cette immense affection, ne m’accorderez-vous pas un peu de sympathie, Mademoiselle Paule ?

Oh ! cette voix aimée, comme elle, eut bien vite raison de tous les arguments que la jeune fille avait entassés pour repousser cette demande à laquelle elle s’attendait !

Yves lut dans ses yeux ce plein consentement à son plus ardent désir, car il lui prit la main en ajoutant :