Page:Joubert - Pensées 1850 t1.djvu/155

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L’homme invente les langues, non avec l’uniformité suivant laquelle construit le castor, assujetti par le genre fixe et borné de son instinct, mais avec les variétés possibles à l’intelligence. L’invention des langues est donc une industrie naturelle, c’est-à-dire commune, et, en quelque sorte, donnée à tous. Quant à son exercice, il ne faut pas s’imaginer qu’il soit si difficile d’inventer quelques mots : les enfants mêmes en sont capables, et le genre humain a partout commencé comme eux. Or, peu de mots suffiraient à une famille isolée, et qui ne connaîtrait que ses besoins et sa demeure. C’est de peu de mots aussi que se composent d’abord les idiomes des inventeurs. D’autres surviennent, et ajoutent aux mots connus des mots nouveaux. Imposer des noms n’est pas plus difficile que d’imposer des figures. Les langues des sauvages ne sont donc pas plus merveilleuses que les cartes de leur pays qu’ils tracent sur des peaux de cerfs. Dessiner, c’est parler aux yeux, et parler, c’est peindre à l’oreille. Il y a loin du dessin d’un huron à un tableau de David, et du premier idiome des arcades à la langue de Cicéron, comme il y a loin de la pirogue ou du canot creusé, avec le feu, dans un tronc d’arbre, à un navire de