Page:Joubert - Pensées 1850 t2.djvu/372

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dormeuse : c’est son bâton de voyageur. Cette dormeuse demarra, en emportant sa femme et lui dans le fond, une énorme femme de chambre sur le devant, et, sur le siege, le frere de sa cuisiniere qu’il emmene a Constantinople , et que, par une bizarrerie dont assurément il rira pendant toute la route, il s’est avisé d’habiller comme un icoglan. Il faut vous dire que cet icoglan, qui est d’ailleurs un brave garcon, a au moins ses quarante-six ans, et la peau d’un rôti brulé. Or il l’a alfublé d’une espece de turban bleu , orne de galons d’or, petite veste et pantalons de meme couleur. Il a oublie les moustaches , ce qui sera la cause que le pauvre homme, qui a l’air fort doux et l’oeil · d’un menuisier honnete, tel quiil l’avait toujours été, ne pourra faire peur a personne, et fera rire tout le monde, a commencer par son patron.

Il arriva que le postillon se trouva vêtu comme le domestique, et tout a neuf, ce qui lit faire a la portiere de la maison des conjectures qu’elle communiquait a tous ceux qui entraient, l’un apres l’autre, pour diner chez sa maitresse, ce jour—la, et qu’heureusement pour lui le voyageur n’entendit pas. ii Voyez-vous Monsieur, voyez-vous « Madame? » disait-elle. << Le postillon et le domestique ont le meme habit. Monsieur part aux dépens du gouvernement. Oh! il a une belle place ! » Quelques charitables personnes voulurent se donner la peine de redresser ses idées ; mais elle persista dans la haute opinion qu’elle avait de ce départ, et, au passage de la voiture, on remarqua qu’elle lit une de ces profondes inclinations de corps, de ces révérences d’anéantissement, que ses semblables réservent pour les occasions oh il entre de ce respect qu’on rend aux têtes couronnées. C’est le dernier salut que reçut le pauvre garçon, et je le prends a bon au-