Page:Jouin - Jean Gigoux, 1895.djvu/26

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Nous croyons utile de rapprocher de ce trait quelques paroles de Gigoux sur le peintre Valenciennes. Bonington et Valenciennes sont morts à moins de dix ans d’intervalle. Leur souvenir n’était pas effacé dans l’école en 1830, mais combien différente fut leur nature ! Valenciennes était de la famille de Vien, tandis que Bonington était de la race des maîtres. On le voit, ce n’est pas le même sang.


Valenciennes, — c’est Gigoux qui parle, — date de la fin du dernier siècle. Il a peint la nature telle qu’elle devrait être. Ne riez pas, je suis sérieux en m’exprimant ainsi. Homme de réaction à la suite de Louis David, il avait assez de talent pour faire mieux qu’il n’a fait. Mais il commença par suivre la mode, puis sans trop sans douter, ce fut lui qui donna le ton. A l’époque de mes débuts à Paris on allait voir au Luxembourg le tableau de Valenciennes, Cicéron, questeur en Sicile, découvre le tombeau d’Archimède. La toile est au Louvre. C’est le morceau de réception du peintre. Il date de 1787. Il y avait encore en 1830 des gens graves qui, de bonne foi, saluaient en Valenciennes le plus illustre représentant de notre école pour le paysage. C’était le cas de dire que ceux qui parlaient ainsi n’avaient rien oublié ni rien appris. Pendant ce temps, une révolution s’opérait parmi les peintres.

Je possède dans ma collection un grand et magnifique dessin de Valenciennes, dont le sujet, s’il était exécuté sur toile, servirait de pendant à la Découverte du tombeau d’Archimède. C’est une œuvre de valeur, très achevée, à l’estompe et au crayon. En ce temps-là c’était le règne de l’estompe. Conté venait d’inventer son crayon. Il n’y avait pas jusqu’aux miniatures qui ne se fissent à l’estompe. Les dessins de Prud’hon témoignent de l’habileté à laquelle on était parvenu dans le maniement de l’estompe et du crayon Conté. Decamps en usa beaucoup, puis la mine de plomb prévalut et ses croquis d’après nature furent presque tous exécutés à la mine de plomb.

J’ai nommé Prud’hon. Lui aussi venait de disparaître à l’époque dont je parle. Mais Prud’hon n’était pas absent de notre milieu. La place qu’il y avait occupée était trop grande pour que sa mémoire s’effaçât de sitôt. Cependant, contemporain de David, il n’avait pas comme lui laissé toute une phalange de disciples. Prud’hon n’a pas d’élève parce que-le don de poésie ne peut se transmettre, et Prud’hon est poète autant que peintre. Ses personnages aériens, fuyant dans l’éther, noyés dans une vapeur légère et lumineuse, sont bien plutôt entrevus que dessinés. On dirait des êtres de fiction, traversant le ciel de notre pensée pendant que les dernières notes d’un hymne d’amour expirent sur le clavier.

Comme tous les poètes, Prud’hon parlait peu. Il aimait le recueillement. Le mot arrivait malaisement à ses lèvres, mais l’image, plus vivante que le mot, naissait d’elle-même au bout de son crayon. Il n’était pas avare de ses dessins. Quelques traits lui suffisaient pour traduire son rêve sur le papier. Et ce qui autorise pleinement le titre de poète que je me plais à donner à cet esprit délicat, toujours effleuré par le vent de la douleur, c’est que le rêve chez lui précédait tout travail de la main. D’autres cherchent leur pensée dans des coups de crayon jetés au hasard, comme un musicien jette des notes sans suite avant de saisir la mélodie qu’il voudrait fixer. Chez Prud’hon, rien de semblable. Son esprit fertile et douloureux, car son œuvre confine par tous les points à l’élégie, son esprit fertile et douloureux était plein de visions auxquelles il donnait à chaque heure, je n’ose dire un corps, mais une forme impalpable, radieuse et jeune.

François Devosge, directeur de l’école de Dijon avait été le maître de Prud’hon.