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JOURNAL DE MARIE LENÉRU

106 JOURNAL DE MARIE LENERU

Que je m’étourdis mieux de pleurs que de plaisir, Que j’ai perdu l’antique instinct de l’animal, Que tout m’enivre enfin, même en me faisant mal !

Dimanche.

Des sensations oubliées me reviennent en foule. Il n’y a qu’un mot, c’est déjà une convalescence, et due aû seul pro- grès continu si rigoureusement gradué de mes yeux. Un peu plus de lumière sur le nerf optique, autant d’âme gagnée ! Je ne crois pas guérir mes oreilles ; je ne veux pas y compter, et pourtant, quelquefois, il me passe dans la chair une certitude absolument instinctive de guérison. En en prenant conscience, évidemment je la détruis ; mais, pendant la seconde de passi- vité, la certitude est si complète qu’elle bannit même l’impa- tiénce.

Je me suis demandé si ce n’était pas un éclair d’intuition révélant cette toute-puissance nerveuse qui accomplit les mi- racles d’auto-suggestion. N’ai-je pas imaginé que mes oreilles pouvaient entendre, mais que, mof, je ne le savais plus ? C’est toujours la même chose, « who knows the mysteries of the will with its vigour ? ». ’

Mardi 18.

Il a fait très beau et je n’ai pas pu sortir parce que je ne veux pas faire les visites de maman. Alors j’ai eu recours à mon « spaciement » habituel. Ouvert la porte à deux battants et marché dans ma chambre et le salon, une heure montre en main. C’est une hygiène de prisonnier. Madame Élisabeth l’imposait à Madame Royale au Temple. On ne saura jamais tous les sacrifices que je fais à ma « Vollkommenheit ». Je ne puis me résiger à être une femme manquée, abîmée, gâchée.

Donc, j’ai marché et pensé une heure ; c’est dans ces mo- ments-là que je prends de l’élan.Je veux que chaque heure me porte, comme un flot, un peu plus loin que je n’étais ; je ne suis patiente qu’à ce prix. “