Page:Journal (Lenéru, 1945).pdf/178

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
176
JOURNAL DE MARIE LENÉRU

176 JOURNAL DE MARIE LENÉRU

croire que la mer donne le sentiment de l’infini. Elle est une plaine ; c’est mathématiquement le minimum d’horizon et sa courbure rappelle que la planète ne s’étend qu’en tombant et se pelotonnant en boule. La montagne est bien plus religieuse, plus sacrée, car plus inutile. Les eaux sont voie commerciale et les bords de mer pullulent de civilisation. Avec ses forêts, ses bêtes, ses glaciers, ses lacs, ses eaux courantes, ses orages et toutes ses raretés atmosphériques, la montagne l’emporte décidément.

C’est une constante présence des montagnes tout le long du livre qui m’a tant fait aimer Wanda, de Ouïda, le seul livre mal fait auquel je me sois attachée. Les livres des montagnes sont plus profonds que les livres de la mer. Nietzsche est un poète de montagne.

Les livres, les livres, la seule chose au monde qui me soit venue en aide. À la fin, cela rend terriblement orgueilleux de se passer toujours de ses semblables ! Peut-être ai-je moi-même exagéré l’écart. J’ai dit si souvent que je me trouvais bien comme ça, qu’on ne pouvait pas juger d’après une autre à ma place, que je ne connaissais personne dont je voulus prendre le sort pour moi. Un prêtre à Béziers, chez Mme de L…, m’avait même dit qu’il me citerait dans un sermon. Au lieu de m’ap- prouver, on devrait me haïr pour ces petites gentillesses-là.

Il est convenu qu’on agit bien envers sa famille en lui évi- tant toute espèce de plainte ; c’est faux. Si je me roulais à terre devant eux, je ferais preuve de plus de sociabilité.

Mais voyez-vous l’effarement si je sanglotais sur le tapis ?

Brutul, 2 : juillet. Le plein air est d’une netteté, d’un vide attirant comme l’abîme. Les choses s’y dressent toutes pures comme au sortir d’un bain. Cela rappelle un jour d’automne, la gaieté des pre- miers froids. J’adore le froid. *