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178 JOURNAL DE MARIE LENÉRU

une journée, je sais que j’ai perdu une chose irréparable qui ne reviendra jamais.

Brest, dimanche 30 juillet.

Donc je suis rentrée. Je n’aime pas me retrouver chez moi. Les souvenirs de prison ne deviennent chers que le jour où l’on en sort, et il y a tant de mauvais jours dans ces murs-ci….. Le long de cette délicieuse route de Lorient à Brest, je me disais qu’un retour af home a besoin d’une mise en scène de famille, ou tout au moins de familiers, et je sentais mon cœur

  • me tomber dans les talons. Ils sont naïfs avec leur solitude,

ceux qui ne la connaissent pas ! Je commence à aimer Mme du Deffand d’avoir avoué qu’elle ne la supporterait pas cinq mi- nutes. Amiel, qui en avait goûté, déclare que c’est un pis aller.

L’homme est né « pour attirer tout à soi », pour inspirer et éprouver des sympathies. La solitude est inférieure : un soldat, à faire campagne, ne préfère pas être de faction. Il est plus

  • intelligent d’aimer mieux un homme qu’un arbre.

« Les hommes qui sont l’unique fin de mes actions et l’objet de toute ma vie. Mes plaisirs, mes chagrins, mes passions, mes affaires, tout roule sur eux. Si j’existais seul sur la terre, sa possession entière serait peu pour moi, je n’aurais plus ni soins, ni plaisirs, ni désirs ; la fortune et la gloire même ne seraient pour moi que des noms ; car il ne faut pas s’y mépren- dre, nous ne jouissons que des hommes, le reste n’est rien. »

À la gare, trouvé Marc superbe de distinction blonde, l’air d’un grand duc mince ; à la maison, Madame Lemonnier : la plus aimable des femmes après le garçon le plus chic de la ville. Allons, cela a moins mal marché que je ne le craignais. Et puis Jeanny Bottaret est venue, Jeanny la gardienne, la grande Jeanny…

Je passe de la superstition de la régularité à celle du ca- price. Peu importe, en somme, puisque je travaille toujours