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190 JOURNAL DE MARIE LENÉRU

Donc, quand on en est là, votre visage, qui sagé nicht Ich, aber thut Ich, vous représente la seule chose sur laquelle piquer votre nom. Je suis devant mon triptyque, à peu près comme Socrate cherchant à se connaître soi-même. Je dis : Marie, et j’étudie ma physionomie comme celle d’une étrangère. Nous avons beau croire, notre apparence nous apprend à peu près tout ce que nous savons de nous. Bien des caractères et des habitudes seraient différents si nous avions vu dans la glace un autre regard et un autre nez.

Ces oreilles bouchées, c’est la tête emmaillotée d’un panse- ment, d’un pansement qu’un mouvement nerveux, machinal, me porte toujours à arracher et toujours on me tient les mains et je m’endors, et je me réveille, dans la fièvre des paquets d’ouate.

Vendredi 29 septembre.

Encore trouvé un article sur Marie Bashkirtseff ; est-ce curieux qu’on n’ait jamais été intéressant sans en être immé- diatement puni ?

Mais moi jusqu’à vingt-deux ans, je n’ai fait que des rêves d’ascétisme. Ceci est à noter : si je ne m’étais pas cru la voca- tion, je n’aurais pas étudié la religion, sans études religieuses je n’eusse rien étudié du tout et je n’aurais jamais cessé de croire. Ê

Brest, dimanche 22 octobre.

Le lent progrès continu de mes yeux me ressuscite. Je re- trouve des sensations inéprouvées depuis dix ans, je me sens plus enveloppée de vie, je trouve une atmosphère respirable. Mais en me rapprochant de la vie normale, je mesuré toute la distance qui m’en séparait. Le temps perdu m’accable.

« Ils ne voient rien qui marque assez pour mesurer le temps qu’ils ont vécu… ils sentent néanmoins, comme ceux qui s’éveillent, qu’ils ont dormi longtemps. » E