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ANNÉE 1899

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Il me faut deux heures pour m’endormir. Je me dresse tou- jours à penser des choses étrangères, mais, tout d’un coup, une phrase musicale, et, alors, c’est fini, me voilà réveillée comme en plein jour, comme si ma chambre se remplissait de lumières.

Dimanche 26.

Quand j’ai fini, je recommence, et voilà peut-être la dixième fois que je lis Vauvenargues et La Rochefoucauld. Maintenant que je les connais bien, je les estime autant l’un que l’autre, et Vauvenargues, qu’on m’avait fait prendre pour un poncif, est celui dans lequel je trouve les choses les plus inattendues, des nuances tellement modernes que je pense tout le temps à Nietzsche, qui d’ailleurs l’estimait beaucoup.

N’a-t-il pas inventé M. Renan : « C’est faute de pénétration que nous concilions si peu de choses » ?

« Les hommes ne se comprennent pas les uns les autres. Il ÿ à moins de fous qu’on ne croit. » Par exemple, les criminels.

Et quel dilettantisme qu’on ne lui soupçonnait pas : « Si les grandes pensées nous trompent, elles nous amusent, »

De l’individualisme : « Nous croyons avoir le droit de rendre un homme heureux à ses dépens et nous ne voulons pas qu’il l’ait lui-même. »

D’ailleurs très individualiste, Vauvenargues, il a ruiné les conseils et l’expérience : « On ne fait pas beaucoup de grandes choses par conseil, »

Le mot « cœur » a fait illusion chez lui, Il n’est pas un senti- mental, mais un pragmatique, car la différence de lui à La Rochefoucauld, est qu’il n’observe pas après, mais avant la vie, d’un point de vue plus utilitaire, Bien plus subjectif, visi- blement il cherche des prétextes à son activité. Quel magni- fique traité de l’arrivisme on ferait avec ses Réflexions et Maximes ! Je ne m’étonne pas du tout que l’auteur de la Volonté de Puissance ait aimé Vauvenargues.

Un ambitieux ! Il ne mesure les hommes que dans leurs rap-

JOURNAL DE MARIE LENÉRI 13