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192 JOURNAL DE MARIE LENÉRU

Dimanche 19.

J’ai dû renoncer à ma voix, c’est encore un lien de rompu. Ne pas l’entendre et ne pas savoir comment les autres l’en- tendent, c’est une inquiétude. Cette voix jetée à l’abandon et qui exprime, mais sans qu’on puisse savoir jusqu’à quel point elle trompe…

Je ne quitte pas des yeux les gens à qui je parle. Baïsser les yeux ! parler, écouter en baissant les yeux, quel repos !

20 novembre,

Est-ce que je trouverai jamais définitif ce que j’ai écrit ? L’idée que c’est cela et pas autre chose, l’idée que c’est moi, qu’on me jugera là-dessus. Dans les millions de nuances qui peuvent altérer ma pensée, dans les millions de formes qui peuvent la métamorphoser, celle que voilà est-elle bonne et surtout la plus m0 ? Si mon affreuse manie de la relativité, ma perception extraordinaire des autres possibles, me poursuit encore dans le style, comme elle le fait dans la vie, je m’ache- mine à un travail démesuré, j’en meurs déjà de paresse. Mais je suis plus intelligente, plus volontaire, plus douée que les trois quarts de nos écrivains. J’ai tout ce qui ne s’acquiert pas, et un peu de ce qui s’acquiert, ne serait-ce que l’érudition… Mais il me faut de l’argent, il me faut un milieu et l’heure ac- tuelle n’est bonne qu’à être sacrifiée.

Samedi 25.

Des moments où l’impatience, l’impossibilité de réaliser ce qui s’est passé, un élan tellement normal vers la vie normale, des réminiscences tellement parfaites des sensations familières, au point qu’elles semblent vous avoir été arrachées la veille, où tout s’accroît d’une manière, à la lettre, insupportable.