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ANNÉE 1903

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lent et clair, insolent comme un regard d’enfant, a maté toutes les femmes. J’incline à croire qu’il pensait à autre chose, mais il avait cet air au bord de la parole et de la parole attendue comme une gifle, insulte de suiveur ou de sermonnaire, les femmes semblaient y goûter un voluptueux mépris d’elles- mêmes.

Est-ce étrange, les passants ! Ce qu’on trouve et ce qu’on perd…

Saurons-nous jamais tout ce que nous a pris la silhouette d’une ou d’un inconnu qui s’éloigne pour toujours ? Les paroles et les regards à moissonner de ces âmes dont les yeux, un quart d’heure, ont aimé les nôtres, tandis qu’on s’en retourne chacun mourir dans sa destinée close, infranchissable à ceux que le Hasard ne nous a point réservés, que la vie ne nous nommera point.

Et il y a encore les autres, ceux dont le visage même nous était défendu, ceux qui tournent le coin d’une rue que nous prenons, qui ont quitté le salon où nous entrons, la ville où nous arrivons, l’appartement que nous louons, la famille où nous nous allions ; ceux qu’une minute, un pas, un grain de sable à persévérément détournés de nos voies. le travail incessant des destinées qui se croisent, le fil qui ce soir a le plus approché ce nœud, les trames qui se chaînent, s’étirent, s’avancent et bifurquent.. ceux que nous ne vîmes que la nuit, ceux que nous ne vîmes que de dos, fatalités insigni- fiantes, raccourcis d’atomes du Destin, toute la volonté du monde qui a ordonné cela !

En métropolitain, en chemin de fer, je vois souvent les gens, sinon dormir, du moins fermer les yeux, présenter leur physionomie de sommeil. J’ai vu une charmante femme ne rien changer à son attitude correcte, toute droite, dormir sur tige comme une fleur, les yeux fermés comme on les baisse, hautains comme dans la veille, sans un fléchissement des traits. Mais le plus souvent ils sont ignobles, c’est une lâcheté, un abandon. Ces êtres-là doivent souffrir avec le visage du