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ANNÉE 1903

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On m’a voulue parmi les créatures atteintes et misérables, mais je ne suis pas des leurs, La contagion ne m’apprendra ni leur attitude, ni leur langue : Je suis étrangère dans le malheur. Je suis une passante fourvoyée. Je suis ici par erreur, et s’il me plaît de supposer que jy suis pour mon plaisir !

Quand on est un peu intéressé dans la question, on ne pardonne pas aux autres la manière dégoûtante dont ils souf- frent. Oh ! la bouche de mal au cœur, la bouche en boîte aux lettres, et cet air de traîner des pantoufles éternelles ! Je vous le garantis, quoi qu’il y ait eu dans ma vie, quoi qu’il s’y passe encore, cette vie surplombera la vôtre de la hauteur des cieux. J’étais née sans orgueil et, pour l’apprendre, j’ai mis le temps qu’il y fallait. Maintenant « je sais qui je suis et qui vous êtes ».

Mardi 14.

Depuis le temps qu’ils se voient, les hommes ne savent pas encore se regarder. Ils sont toujours persuadés « qu’il ne faut pas juger les gens sur l’apparence ». Ce qui leur évite d’y porter la moindre attention. Il n’y à même pas à interpréter, à chercher de l’en-dessous, tout est visible, tout est à vif. Le préjugé contre l’apparence est une erreur de gnosticisme. Malebranche lui-même a su réagir. « J’ai un corps qui me pa- raît faire plus de la moitié de mon être, »

Mais, ceci admis, je ne crois pas mettre le « discernement des esprits » à la portée de plus de monde. Plus que jamais il y faudra le don de prophétie, car voir est une chose plus excep- tionnelle et plus incommunicable que juger même et qu’analyser. Les têtes de domestiques que certains maîtres introduisent dans leurs maisons ! et la moyenne des physionomies dans leur intimité.

Jamais en présence de son regard, je n’aurai l’idée de m’in- former du caractère et de l’intelligence même d’un homme, pas plus que de la température auprès d’un thermomètre. L’œil est l’organe de l’esprit aussi spécialement que celui de la vue,

JOURNAL DE MARIE LENÉNU 19