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ANNÉE 1905

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les glaces, je ferme les yeux et je vois ce qui serait. Je me réveillerais à Tamaris, Alger ou Pera, comme dans mon en- fance, au sifflet des canonnières, à l’ébranlement des salves.

Je serais seule parce qu’il serait de garde ou en campagne. Les enfants, de huit à dix ans, chanteraient : Shew fly, don’t bother me, sur l’air de la oupa-oupa, ou l’un de ces airs créoles dont on ne savait jamais que les premiers mots. Ma bretonne me dirait : « Madame, la rade est consignée » comme on parle du tonnerre ou du jugement dernier, ou bien « Monsieur a fait dire par le vaguemestre qu’il enverrait la baleinière pour onze heures. » Je passerais mes journées sur la galerie avec les jour- naux et les revues du carré, les côtes et la ville seraient loin- taines, la mer profonde et transparente, les bâtiments, sur rade, « éviteraient » avec les heures. En levant les yeux, là où j’avais Pera, j’aurais maintenant les côtes d’Asie. Je suivrais les mouvements de la rade, les embarcations d’où l’on salue. Deux matelots, sur ma tête, laveraient interminablement une baleinière. De temps en temps j’aurais des visiteurs : le méde- cin, le second, l’abbé. Les toc-tocs du timonier ne me gêne- raient même plus. « Commandant, le canot major va accoster. » Je serais simple et sans désirs, mais quelle que fût ma situa- tion dans la hiérarchie terrestre, je retrouverais à bord mon rang de fille de France.

29 novembre.

Je n’écris plus ici parce que ce n’est pas travailler et que je ne sais plus m’en aider à me refaire un moral.

Un moral ! Est-ce bien moi qui n’en ai plus ? Je ne souhaite plus rien. Je travaille sans désirer le succès et ce succès, si je le rencontre, je ne désire pas le poursuivre.

Je ne désire que les ensembles, une vie qui serait complète de toutes parts, et pour cela une accumulation de résultats encore si lointaine, lointaine.

Malgré tout ce qu’on pourrait croire, je suis trop humaine pour mon état et je crois tout perdu, parce que le normal ne