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ANNÉE 1906

ANNÉE 1906 315 avec ce rire de crétins, Je n’aime, je ne suis la sœur que des âmes qui croient tellement à la mort qu’elles la respectent déjà en elles-mêmes.

En retrouvant Henriette vieillie et le disant gaiement, j’ai eu l’impression de trahison des troupes qu’un mouvement inattendu découvre sur le champ de bataille. J’ai dû paraître bien frivole en répondant que plus j’allais, plus je me trouvais jeune, que je ne trouvais pas vraiment, qu’en soixante ans on eût le temps de vieillir et que le démolissement physique : me semblait un inexpliquable gaspillage.

C’est peut-être pour n’avoir pas servi, mais je suis sans par- don envers ceux qui s’abiment vite. C’est une espèce de là- cheté.

Et tout cela me donne quelque chose de haletant, de talonné par l’heure, — même les trajets, la voiture, le tramway lui- même, ne me détendent pas, ne m’abattent pas. Seule, mainte- nant, je parle, un mot qui ne veut rien.dire, mais comme s’il fallait protester et je rougis comme à une terrible maladresse. Pourtant on n’est pas hystérique quand on dort dix heures d’un trait,

— Ce qui m’affole n’est pas l’avenir, au contraire, là je suis à peu près sûre de moi, mais quand je me retourne ! Il existe à présent un portrait de moi et il me fait peur.

Je ne me « révolte » pas, ce mot est aussi absurde qu’inutile envers les choses nécessaires, mais je vis dans la plus parfaite et la plus quotidienne non-acceptation.

Marly-Fribourg, 11 août.

Ce qu’on aime dans les montagnes ce n’est pas elles, mais les manières différentes dont elles nous ouvrent l’espace, c’est l’échancrure, c’est l’intervalle qui nous émeut. Elles seules nous apprennent des horizons nouveaux. C’est le vide qui nous importe dans les montagnes, comme on dit que le soupir est l’essentiel de la musique. |