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310 JOURNAL DE MARIE LENÉRU

font de tels progrès que dans deux ou trois ans je lirai sur les lèvres. — Saint-Just m’a été un premier résultat, J’ai appris à finir, j’ai fini un roman, et je m’y reconnais dans toutes les phrases, je les avoue toutes. C’est-à-dire que maintenant je sais faire ce que je veux. Il serait sans doute plus artiste de gémir sur la non-réalisation de « son rêve ». C’est une fanfa- ronnade que je n’aurai jamais. Je sais travailler, prévoir, mais non rêver. Pour moi, l’idée ne sera jamais plus belle que l’œu- vre. Je ne sais pas ce qu’est une idée qui n’est pas une phrase, et la phrase écrite est toujours un progrès, un effort sur la phrase pensée. Donc je suis ce qu’on appelle en possession de mon talent. J’ai dans le corps de quoi travailler, je ne dis pas pendant quatre cents ans comme Delacroix, mais pendant six ou sept ans, et le jour où j’aurai derrière moi ce que je sais bien, je ne sais pas comment on me classera, mais je serai légale de ceux que j’aurai choisis pour mes pairs.

Mon opinion est que tout se donne à qui sait prendre. Quel que soit le point d’où l’on parte, il suffit d’avancer car tout communique, et le passage d’un point à un autre, comme dans le mystère du mouvement, est tellement insensible et déjà impliqué, qu’il n’y a lieu de s’étonner de rien,

— Et pourtant je me réveille dans le cauchemar comme à une Sonnerie du désespoir. Faut-il être saturée pour se désespérer par machinismel

Quel que puisse être l’avenir, maintenant j’ai vécu une vie, et cela est irréparable.

Existe-t-il le bonheur qui me ferait un jour pardonner cela ?

Vivre comme s’il vous attendait.

20 décembre.

Ce n’est pas le bonheur qui m’a le plus manqué : c’est la distraction. Si je pouvais vivre avec les autres, ils m’ennuie- raient peut-être, mais ils me distrairaient. ni