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n’oublie pas, il est si vif et si impulsif ! Ils ont mis quelque chose d’irréparable entre mon maître et moi, et si j’étais une femme — et si lui aussi était un homme ! — ils auraient tué net ce qui pouvait être.

François de Curel est mon maître, non seulement parce que cela me fait plaisir, mais parce que c’est lui, et uniquement lui seul, qui m’a donné la chiquenaude. Sans la lecture de ses pièces rien n’aurait branlé. Il m’a donné la chiquenaude et il m’a donné le ton, je revendique cet air de famille ; cette « ardeur froide », plus ardente et plus acérée chez moi, vient de la belle tenue virile, sobre jusqu’à l’ironie, aiguë jusqu’au sarcasme, qui a tellement retenti chez moi à la lecture de l’Invitée et du Repas du Lion. Avant lui, je n’avais pas cette résonance-là. À 15 ans, j’étais la fille littéraire du Père Lacor- daire ; à 25, celle de Saint-Just et de Barrès ; à 30, enfin, je ne m’y trompais plus.

Je ne dois rien à Tbsen que j’admire à peine. Je le considère, par son moralisme obsédant, comme un auteur de grand public, quelque chose dans le genre de Dumas fils, c’est une autre morale, voilà tout, et les préfaces sont du comte Prozor. Dès qu’Ibsen ne prêche plus — et ce qu’il prêche est toujours la même chose — il est exécrable, voyez Hedda Gabler. Son tragique est sans nouveauté, sans finesse, c’est le mélodrame intellectuel. Il n’existe d’ailleurs que par à-coups, l’ensemble de la pièce est toujours traînant, diffus, verbeux, tout en conversations éthiques, et éthiquement très banales. Les en- trées et sorties sont répétées et brouillées comme chez un débutant. Il y a parfois chez lui un ton qui me plaît, qui a de la détente. Tout le milieu scandinave, la maison, le froid, Jes fjords, et jusqu’aux noms propres, m’enchante et m’illu- sionne. Il à rarement assez de mesure pour faire vrai et ne pas changer un caractère ; quand il y arrive, c’est alors poi- gnant et délicieux, comme la femme et l’enfant qui sont tout ce qu’il y a de bon dans /e Canard sauvage.

Toutes ses données de grands problèmes moraux sont