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360 JOURNAL DE MARIE LENÉRU

tude et que toute conversation me fatigue et m’ennuie je sup- pose qu’il faut que je lise sur les lèvres. Si le procédé est jugé bon, c’est-à-dire si après une demi-heure de tête-à-tête avec les amis les plus distingués et les plus séduisants, je n’éprouve pas une envie folle de m’en aller, de courir, ou de m’allonger dans une pièce obscure et de fermer les yeux en faisant des exercices de respiration profonde, c’est qu’alors je pourrai re- devenir sociable avec tout l’accessoire que cela comporte, c’est qu’alors vous pourrez m’aimer, vous que je ne croyais pas encore « fondu », car si attendu, si désiré que vous soyez, vous ne serez jamais toute ma vie, vous ne suffrez pas, à vous seul, à me préserver du passé. Et ce passé effrayant, ce passé qui eût tué toute autre femme, il m’a tant travaillé le cœur, il m’a faite si forte, si libre et si sincère que, malgré ce grand appel que nous ne vaincrons jamais, je ne sais plus si je pour- rais me livrer, Ô amour, me confier tout entière à vous.

Ah ! que jamais un homme que j’aime ne s’éprenne de moi, s’il ne peut comprendre ce vœu tacite qui me retient, qui me lie à la jeune fille que j’ai été, ce « non » à opposer à l’existence, qui est aujourd’hui tout mon instinct de conservation. C’est comme une fidélité à soi-même, c’est comme les vocations for- cées ; elles sont dures, c’est vrai, mais on ne se défroque pas. Non serviam ! ’

Mais l’amitié que je préfère à tout, l’affection, la tendresse, c’est encore le meilleur de l’amour. J’aime mieux des regrets qu’un remords, un sentiment de forfaiture. Ne pas copier l’amour des autres. J’aime mieux le regret qui souffre, le regret qui doute, le regret même qui tremble un peu de faire, d’une chose humaine, à jamais l’inconnu.

5 avril.

Elle me demande de lui expliquer ma pièce qu’elle ne com- prend guère et devant mes interprétations : « Eh bien, il faut dire cela. » Eh ! non, il ne faut pas le dire ! Il n’est pas nécessaire à ma pièce que vous tombiez exactement sur cette interpréta-